Etes-vous enclins à la rêverie ?
Avez-vous encore, bien protégée par le réseau subtil des capricieux neurones, dans vos têtes alourdies par la raison, une folie inquiète mais audacieuse, prête à vous porter au rêve dès que vous cessez, sans honte, d’être intelligents ?
Est-elle vraie votre vie vécue dans ce monde que les conventions communes nous donnent pour réel ? N’est-ce pas bien plutôt lorsque vos rêves, aux lueurs contrastées d’une aube qui hésite encore à délivrer le jour, retrouvent ces ruines circulaires que Borgès décrivit, d’une existence étrangement familière tout autant que véridique par-delà le mur du sommeil cher à Lovecraft?
Et, dans ce délicieux doute où disparaissent les trop vulgaires frontières du réel et de l’irréel, de la Nature et de la Surnature, se peut-il qu’une rencontre décisive, dans cet entre-deux, nous fasse connaître l’amour, nécessairement fou, de l’Autre parfaitement ajusté à Soi-même ?
Avez-vous jamais entendu parler de Lucy Muir ? Cette jeune femme veuve d’un mari insipide, hautement oubliable, quitte sa belle famille qui l’étouffe, après le deuil, pour s’installer seule avec sa fille encore enfant et sa fidèle gouvernante (véritable mère pour elles deux) dans un charmant cottage isolé au bord de la mer, quelque par sur la côte anglaise.
Elle a bravé les menaces de sa belle-mère et le scandale de sa conduite en ce début de XXème siècle encore corseté, mais elle a tenu tête.
Le charmant cottage a néanmoins sale réputation, il serait hanté par le fantôme d’un marin, loup des mers irascible et misogyne, qui se serait suicidé par une nuit de tempête. Or, la jeune veuve est manifestement séduite par l’endroit et, passé un premier frisson dans lequel la peur tient peu de place, par l’hypothèse d’un fantôme présent dans ses murs. Le cottage n’a finalement rien de lugubre : au bout d’un sentier côtier face à la mer et à ses cieux changeants, il arbore, au-dessus d’un petit jardin, une large véranda qui illumine la chambre principale en dominant la baie. Une longue vue sur pieds est en place pour y observer le paysage et sonder l’âme des marins…Mme Muir, dès la première visite des lieux est sous le charme ; elle sursaute, dans la pénombre du salon, face à une apparition qui se révèle être, en fait, le portrait du marin, le Capitaine Gregg, malicieusement éclairé. Elle sursaute, mais comme pour une première rencontre amoureuse.
Et la première rencontre a lieu bientôt, dans la vieille cuisine, au cours d’une orageuse soirée, entre ombres et lumières mouvantes. La petite Mme Muir tient bon face au Captain Grognon qui, vaincu par son obstination à vouloir rester, va d’abord l’accepter, puis, ne plus vouloir qu’elle parte. C’est d’une histoire d’amour dont je vous parle, entre cette jeune veuve et ce fantôme coléreux et tendre à la fois, passionné et chimérique, plus vrai que vrai et projection romantique hallucinée d’une femme que la société des hommes a déçu et décevra définitivement. Lucy Muir va peu à peu s’enfermer dans sa maison, son paysage, sa solitude orgueilleuse et sereine, celle de Lucia, prénom que lui préfèrera son bien aimé fantôme ; car Lucy est la femme victime d’une vie ordinaire. Lucia, une Reine d’un royaume sans limite, océanique, battu par les vents, aux crépuscules flamboyants, aux coups de tabac redoutables, mais aux criques apaisées, là où existe la vie, puissante, assumant à la fois sa douceur et sa violence.
Entre Lucia et le Captain, faute de pouvoir communier charnellement, c’est l’écriture d’un livre, en commun, qui va les unir, c’est cela aussi faire l’amour, un livre au titre évident « Sang et audace ».
Lucia, une Reine pour un Roi fut-il seulement Capitaine au très long cours…
De quel côté du rêve est-on vraiment vivant ? Ne répondez pas tout de suite en ricanant. Apprenez à ruminer, à tourner sept fois vos langues dans vos sept bouches, laissez la communication aux imbéciles de ce temps, affutez vos langages singuliers, et prenez la Paroleen respectant souffles et silences. Cette histoire dont je vous entretiens, a été, d’abord, un court roman, agréable à lire, d’une Madame R.A. Dick. Mais elle a, surtout, été magnifiée par un très grand cinéaste, Joseph Mankievicz qui en fit un film en 1947 « The ghost and Mrs Muir ». Autant le dire tout de suite, je tiens le film pour un chef d’œuvre absolu. Somptueuses images en noir et blanc, divinement contrastées, rythmées par les vagues fidèles qui déferlent, vagues amères du quotidien, vagues réconfortantes dans le temps mythique du Destin, celui des retrouvailles inéluctables au moment de la mort, mais bien avant le mot fin auquel le couple tournera le dos. Bernard Herrmann que les Hitchcockiens connaissent bien, orchestre le récit de sa musique ample, majestueuse, émouvante. La mise en scène est précise, elle sait ce qu’elle veut exprimer et s’y tient, pas d’emphase inutile, de sentimentalisme béat, d’effets outranciers, tout est justesse jusques et y compris dans les dialogues ô combien savoureux. Et l’émotion est à son comble, l’envoutement proprement magique.
Les comédiens, ah ! Les comédiens ! Imaginez Edna Best en adorable nounou, la petite Natalie Wood dans ses premiers pas à l’écran, et Le Couple fabuleux, Rex Harrison, qui campe un Captain Gregg, fantôme râleur et bienveillant, avec une finesse de jeu, une sincérité, jamais prises en défaut. La conscience de sa condition d’ombre de ce qu’il fut, qui le contraint à laisser sa Lucia redevenir Lucy pour vivre sa vie de mortelle, attendant son heure dans les limbes, est rendue poignante par sa composition mesurée jouant sur les distances, proche/éloigné. Et Lucy Muir, Lucia, est incarnée par Gene Tierney, en parfaite harmonie avec le jeu de Rex Harrison, mélange de détermination et d’abandon, portée aux grandes espérances, aux grands desseins et contrainte de traiter avec la banalité la plus désespérante. Un geste, une ombre sur ce splendide visage, une légère pincée de ses lèvres et tout est dit. On fait peu de cas de nos jours de cette comédienne fascinante. Tant mieux ! Si c’est pour voir aussitôt cette incomparable beauté ravalée au rang de produit de consommation courante, à l’instar de Marylin Monroe ou, maintenant, d’Audrey Hepburn…Quelle tristesse, quelle misérable bassesse que celle du boutiquier, de l’épicier rompu à la vilénie, du publicitaire infâme capable de faire d’une œuvre d’art le couvercle d’une boîte de chocolat ou le motif d’un article de plage, et le plus vil de tous, leur maître, le banquier, répugnante figure. Evitons-les, faute de mieux.
Gene tierney est Mme Muir. Un grand producteur a dit d’elle qu’elle était la plus belle femme du monde. Pour moi, c’est la vérité. Mais aussi la plus malheureuse ajouterais-je, car la beauté est aussi la terreur, les Grecs de l’Antiquité le savait qui inventèrent le mythe de Pandora, la première femme…Elle est belle parce que son mystère demeure. Il y a toujours, en son regard, un je ne sais quoi, aurait dit Jankélévitch, d’inquiet. Un vague à l’âme passe par ses yeux en d’humides brouillards baudelairiens qui nous bouleversent. La beauté de Gene Tierney est d’une nature ambiguë, sa lumière est cerclée d’obscurité, un peu plus qu’il ne faudrait. Sa part maudite pointe et c’est pourquoi le culte de cette actrice envoûtante ne saurait être qu’ésotérique.
« The ghost and Mrs Muir » est un poème cinématographique unique. Il ne peut être question de « remake ». Toute tentative de cet acabit est d’ores et déjà condamnable et condamné au grotesque, à la niaiserie contemporaine. Cela ne doit pas se produire. Toutefois, si cela se produisait malgré tout, l’original ne serait pas atteint, il est inaltérable. Mais la preuve nous serait une fois de plus administrée de la décadence dans laquelle se vautre notre époque placée sous le signe de la médiocrité.
Après cette ferme mise en garde, je vous souhaite de tout cœur de voir ce film. Il n’est pas introuvable, il existe en DVD. L’Art n’a pas pour fonction de nous apprendre quoi que ce soit, il nous transforme. C’est à peu près ce que disait Goethe et c’est tout ce qui se peut dire.
Gilbert Provaux
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