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"Shalla Bal" - Hommage à Stan LEE


A toi, Cher lecteur,

Un de ces créateurs formidables dans leur domaine vient de mourir.

Stan Lee a été pour moi une découverte majeure au temps où il ne faisait pas bon avouer en société (à l'école en particulier) que l'on aimait la BD et, qui plus est, les super-héros des comics américains...

Stan Lee a répondu à mon amour des épopées, des personnages complexes, puissants et tourmentés.

Aussi à un certain goût pour la grandiloquence des expressions prêtées aux extraordinaires personnages au-delà des notions de bien et de mal, Galactus par exemple, les jeux avec les mythes, les légendes, Méphisto, les dieux scandinaves, etc. Bon, tout ça pour dire que je suis bien triste...

L'occasion m'est donnée de rendre hommage à ce merveilleux créateur avec ce texte de 2012. Bonne lecture.

G.P. - Novembre 2018


"SHALLA BAL"



Elle a commandé un cognac. Un de plus. Une fois de plus, le barman lui sert du whisky qu’elle boit sans rien dire, comme si de rien n’était. Les yeux dans le vague, à sa table du fond de la salle, elle boit sec. Je l’observe depuis un moment déjà. Quels yeux ! D’un bleu outremer à s’y laisser aller, à tout plaquer là, à tenter l’aventure. Ses yeux, dont la forme évoque ceux d’une asiatique, ou d’une eurasienne, plutôt d’une eurasienne, sans qu’elle ne soit l’une ou l’autre, ne sont pas seuls : voici un petit nez finement ciselé, au-dessus d’une bouche pulpeuse aux lèvres rose-rouges, entrouvertes, à peine, obstinément tendues, attentives à la captation imminente d’un éclat de rêve, qui, peut-être, la ferait sourire. Et l’ovale du visage s’auréole d’une puissante chevelure de jais dont les longues mèches inégalement taillées, paraissent s’animer d’elles-mêmes au moindre de ses mouvements.


Courtesy of John Buscema - Marvel Comics Group

Disons que je suis un peu gris. Toute audace m’est permise. Je m’assieds en face d’elle, à sa table, sans rien demander, comme si je ne connaissais qu’elle, moi que ne connaît personne. Elle me regarde sans s’émouvoir, indifférente. Puis, d’un geste las, elle dépose une poignée d’argent dans la coupelle où se trouve la bande de mauvais papier sur lequel est imprimé le prix. Le prix ! Mot hideux, mot humain, que je ne connais que trop… Elle se lève. Elle me paraît grande, étrangement grande, une silhouette qui excède les catégories de ce Monde. Cependant, elle est délicieusement proportionnée et la robe moulante qui l’enserre, émeraude, rend justice à ses formes dont le mot sublime restitue à grand peine l’idée. Tout autre que moi eut cherché à la séduire. Un romantique se fut damné pour seulement effleurer sa main. Je lui prends le bras.

- Ne partez pas. S’il vous plaît.

- Je pars, il le faut…

Le timbre de sa voix, un peu rauque, ajoute au trouble que je ressens tout autant que ce léger accent qui renforce ses façons d’Etrangère difficile à situer. Nous nous connaissons, ô chère âme !

- Restez.

Elle se rassoie, abrutie par l’alcool. Ou bien non, même pas. En réalité, elle n’est pas là, sa présence est une absence. D’ailleurs, excepté moi, nul n’a semblé la voir, barman compris. Cette femme magnifique, apparemment seule, occupée à boire dans un troquet, aurait bien pu représenter pourtant une proie idéale pour une quelconque canaille cherchant l’opportunité d’une conquête facile. Dois-je donc assumer ici ce rôle ? Incarner en ces lieux ce sale individu, moi qui viens de m’imposer à elle de la sorte ? Cela importe peu au fond… Au fond, moi, c’est tout à fait différent.

- Que voulez-vous ?

- Vous écouter. Je veux vous écouter, voilà.

- Je n’ai qu’une histoire à raconter, rien d’autre, rien de plus.

- C’est cette histoire que je veux entendre.

- Il est bien tard, et le bar va fermer. Marchons un peu et je vous la raconterai en chemin. Et puis vous irez au Diable, et moi, Ailleurs.

Nous voilà seuls en cette ville, libérés par la nuit. Et seuls pareillement résonnent nos pas. Sa voix envoûtante s’élève.


C
Courtesy of John Buscema - Marvel Comics Group


« Je viens d’un univers lointain dont vous n’avez pas idée. Je me sentais heureuse là-bas. Mes parents étaient issus de familles prestigieuses, dont l’origine remontait à la plus haute antiquité de Zenn-La. Ne m’interrompez pas, ce n’est qu’un nom, il n’aura jamais aucun sens pour vous. Mes parents occupaient des postes enviés dans les plus hautes instances dirigeantes. Notre bien-être matériel n’était pas exceptionnel puisque la Science qui était la nôtre avait résolu le problème des subsistances. Chacun vivait dans un confort sécurisant qui, dans votre monde, apparaîtrait comme un luxe inouï. Les conflits sociaux n’étaient plus que de l’histoire ancienne, d’autant que toutes tâches abrutissantes étaient exécutées par ce que vous appelleriez des robots ultra perfectionnés. Chacun, chacune, pouvait s’adonner à l’activité qu’il désirait, s’il en possédait le talent. Sinon, nos spécialistes s’ingéniaient à accorder chacun avec la fonction convenant le mieux à ses capacités comme à ses désirs. Les guerres entre nations étaient terminées depuis longtemps avant ma naissance. Il n’y avait qu’un seul gouvernement pour toute la planète, chargé de veiller à ce que les équilibres fussent préservés. Nul besoin d’armées, d’armes, de policiers… Nous étions parvenus à un tel développement spirituel que nous en arrivions à vivre dans une sorte d’innocente quiétude, savourant chaque jour le bonheur d’exister ».

- Le Paradis, quoi ! Quand partons-nous pour Zenn-La ?

- Ne vous moquez pas ! Il n’y a de paradis nulle part.

- Oh, je suis bien d’accord avec vous !

- Taisez-vous.


Courtesy of John Buscema - Marvel Comics Group

« Au creux de cette innocence dont je parlais, une angoisse sourde, incompréhensible, nous tourmentait parfois. Nos médecins, perplexes, n’y pouvaient rien, sauf nous prescrire de puissantes drogues apaisantes. Norrin-Radd ressentait ce trouble. Il en était atrocement affecté. C’était une sorte de mal de vivre qui se nourrissait de l’absence de perspectives. Il me disait de sa belle voix grave : Ma Chérie, comment peut-on exister dès lors que tout semble écrit, donné d’avance ? Nous n’avons plus rien à conquérir, nos forces s’amenuisent dans ce confort ouaté, béat, comment peut-on se satisfaire de ce qui est ? L’idée même de revenir sur notre pacifisme, au bénéfice d’un retour à la violence des batailles, me répugne autant qu’à toi, et pourtant…Nous avons perdu jusqu’au goût de l’aventure et de la découverte. Tous les programmes d’exploration, d’expéditions lointaines vers des galaxies inconnues au cœur de ce cosmos, que, certes, nous avons sillonné abondamment en des époques révolues, ont été peu à peu abandonnés. Mais l’Univers, à notre échelle, est infini. N’est-on plus curieux ? Sommes-nous tellement savants que nous nous suffisions à nous-mêmes ? Et puis, ô ma Bien Aimée, est-on à coup sûr à l’abri du danger, protégés du malheur, du moment que nous l’avons simplement exclu de nos pensées ?

Alors, je lui rappelais notre amour, si exclusif, si total, si profond, qu’en faisait-il ? Un absolu me répondait-il. Et il m’emmenait au cœur de l’Océan Sidéral admirer les myriades d’étoiles réunies sur la voûte nocturne la plus pure qui se puisse trouver. Il me serrait contre lui, dans ses bras que je n’aurais pas quittés, posait sa bouche sur la mienne et nous nous aimions couchés dans la nuit stellaire, jouissant passionnément de nos corps impérieux, fusionnés l’un à l’autre. N’y avait-il pas là de quoi te rassasier, Norrin-Radd ? Ô Norrin-Radd l’Insatisfait, mon amour ».


Nous avançons au hasard, si cela existe, ce que je ne crois pas. Nos pas nous entraînent vers le front de mer, laissant peu à peu la ville derrière nous.

« Nos appréhensions, qui désespéraient tant nos Docteurs, ont fini par trouver leur cause. Hélas ! Et nos Savants n’y furent pour rien. Des phénomènes se produisirent, que nous n’avions plus éprouvés depuis des siècles. Phénomènes naturels aurait-on dit, contre lesquels, en principe, nous devions être prémunis. Gigantesques incendies, inondations, raz de marée, que sais-je encore ! On eût dit que la planète se disloquait. En peu de temps, les catastrophes se succédèrent, dévastatrices, d’une violence chaque jour accrue, avec leurs cortèges de paniques, de douleurs, de morts… Les Autorités se taisaient, quelque chose avait été identifié dont elles n’osaient prononcer le Nom. Le père de Norrin-Radd, un des plus haut de nos dirigeants, revint d’une mission vers l’épicentre de ce qui semblait être la cause de nos maux. Son visage défait en disait long. Cette mission fut sa dernière, elle l’avait brisé. Il expira dans les bras de son fils après être parvenu, dans un dernier souffle, à lui confier la Vérité. Cette effroyable Vérité, c’était, c’est, ce sera toujours, Galactus ».

Elle se tait. Nous déambulons à travers la lumineuse obscurité que nous donnent les étoiles. Mais le vent se lève sur la mer qui s’agite. Je vois disparaître les dernières habitations.



« Galactus ! Nous n’y étions pas préparés. Qui pourrait jamais prétendre être prêt pour Galactus ? Folie ! Folie ! Folie ! Le mythe cosmique évoquant le Dévoreur de planètes a toujours été difficile à interpréter. Il vient des confins de plusieurs galaxies. Son origine est douteuse. Sa situation, par rapport au développement spirituel des peuples, a fait l’objet d’études innombrables, et vaines. Et voici que nous n’avions plus affaire au mythe ! Nous avions à affronter la réalité d’une destruction totale imminente. Galactus, sans autre considération que sa Nécessité, que son Vouloir, s’attablait pour le festin, se nourrissant de Zenn-La comme d’un met fameux. Alors, avant que tout fût consommé, Norrin-Radd osa se présenter devant Lui. Il osa proposer un marché à ce géant crépitant de l’énergie des astres éclatant, qui ne le regardait même pas. Et il sut trouver les mots.


Courtesy of Jack Kirby - Marvel Comics Group

Galactus, pour qui, en définitive, un monde en vaut un autre pourvu qu’Il puisse rassasier son incommensurable appétit, accepta. Il fit de Norrin-Radd son héraut, lui enjoignant de lui trouver, sans délai, une autre planète de laquelle il puisse se repaître. Il épargnerait alors Zenn-La. Tels étaient les termes du terrible pacte. Sous la Main de Galactus, Norrin-Radd fut transformé en cette créature qu’on appela Surfer d’Argent. Ainsi devenu, détenteur, par la grâce de son Maître, d’un pouvoir cosmique irrésistible, il se déplaça sans difficulté aucune, avec une vélocité extraordinaire, dans toutes les dimensions de l’Univers, signalant à Galactus les mondes dont il pourrait disposer.



Zenn-La a été épargnée. Et, bientôt, l’apparition du Surfer d’Argent a semé l’effroi partout, car il annonçait Galactus. Norrin-Radd était maudit, il s’était sacrifié pour nous. Et, moi, j’ai participé à la reconstruction de Zenn-La. Galactus parti, avec son Surfer d’Argent, nous avions tant de choses à recréer, tant à reconsidérer. Cela occupa mes journées, mobilisa une grande part de mes pensées, mais toutes me ramenaient sans cesse à Norrin-Radd. Surfant maintenant sur les océans solaires, traquant les planètes pour son Seigneur, laissant peu à peu, sous l’argent de sa peau, où se reflètent au passage les feux des galaxies, sa chair et son âme, et son amour pour moi, s’effacer inexorablement.

Je me suis fermée aux autres. J’ai vécu solitaire. En mon for intérieur, je voulais croire encore que Norrin-Radd, sur son surf étincelant, ou tel que je l’avais connue, peu importe, me reviendrait après les épreuves, après Galactus, je voulais, je devais croire à un après.


Courtesy of Jack Kirby - Marvel Comics Group

Les jeunes héritiers des meilleures familles se pressaient à ma porte. Ils souhaitaient tous me rendre heureuse, faire de moi leur épouse comblée, me délivrer du souvenir inutile de mon Bien Aimé. Je restai de marbre et ne plus voulu recevoir personne. Jusqu’au jour où j’appris que le Surfer d’Argent était retenu sur Terre. Yarro-Gort m’en informa. Infâme Yarro-Gort ! Le plus âgé de mes prétendants, un prince de sang imbu de lui-même, retors et malfaisant. Il avait monté un laboratoire de recherches spatiales, profitant des troubles liés à la venue de Galactus, avec un petit groupe de scientifiques préoccupés par ce qui avait eu lieu. L’important, est qu’il disposait d’un des rares vaisseaux intersidéraux encore en parfait état de fonctionnement. Il me communiqua l’enregistrement qui avait pu être fait de ce qui s’était produit là-bas, sur la Terre. Je ne compris pas tout, mais ce que je vis, la rébellion du Surfer contre son Maître et la punition en retour que Celui-ci administra à son héraut, me convainquirent que je devais prendre tous les risques, de quelque nature qu’ils fussent, pour essayer de rejoindre Norrin-Radd, faire enfin quelque chose à sa mesure, pour lui.

Yarro-Gort affirmait que Norrin-Radd, sur son surf, avait tout oublié de sa vie sur Zenn-La ; et que son amour pour moi était mort au profit de sa nouvelle vie sur Terre, cette nouvelle vie qui avait motivé sa rébellion contre Galactus. Fielleusement, il me montra des images. Douloureuses images. Parmi elles, certaines témoignaient des luttes violentes entre terriens. Yarro-Gort m’expliqua qu’il s’agissait de scènes saisies au cours d’une guerre civile quelque part dans une zone nommée Amérique du Sud. Le Surfer d’Argent, oublieux de ses devoirs envers Galactus, et qui n’allait pas tarder à s’opposer à Lui, y paraissait aux côtés de ce qui semblait être des révoltés aux allures misérables, face aux canons d’adversaires sanglés d’uniformes rutilants. Le Surfer usait de sa terrifiante puissance. Il permit la victoire rapide du groupe qu’il appuyait. Et au sein duquel je voyais une bien jolie terrienne se jeter entre ses bras pour lui donner un trop tendre baiser…

Je chassais Yarro-Gort. Je ne voulus plus vivre. Puis, je le rappelai. J’avais été la victime d’images, je devais bien plutôt chercher la vérité. Se délectant visiblement de mon désarroi, il se montra cependant disposé à m’aider. Il m’emmènerait à bord de son vaisseau spatial, sur la Terre des humains pour retrouver Norrin-Radd. De mon côté, si celui-ci était mort avec son amour pour moi dans le cœur du Surfer d’Argent, alors, je devrais me donner à Yarro-Gort. Je conclus ce pacte répugnant avec lui, fermement décidée à n’en respecter pas le moindre terme, puisque si Norrin-Radd avait cessé de m’aimer, la mort serait pour moi la seule issue. »


Courtesy Of Marvel Comics Group

A nouveau, le silence. Et celui de la mer, bruyant. Le vent siffle, ramène des nuages, de gros nuages qui s’accumulent, rideaux épais tirés sur les étoiles et sur la lune qui se trouble. La nuit, assombrie, se fait orageuse. J’aperçois, vers où nous portent nos pas, comme une haute silhouette qui nous tourne le dos. Un autre promeneur livrant sa solitude aux vagues ténébreuses.

« De la Terre, à supposer qu’il y ait un meilleur, j’ai connu le pire, pour le crime d’y être venue chercher le seul être qui ait jamais donné un sens à ma vie. Si l’histoire de l’humanité est contingente aux yeux de l’univers indifférent, cela ne me regarde en rien. Je ne suis ici que par l’exil et l’impossibilité d’en sortir. Nous sommes des étrangers, définitivement et volontairement inassimilables. Nous ne voudrions rien avoir à faire avec l’engeance humaine. Ce que j’ai appris depuis ? Que le désespoir est une valeur, une valeur qui peut nous tenir debout, en dehors de la fourmilière, ou de la ruche, comme vous voudrez, humaine. Vous ricanez ? Soit.

Notre vaisseau a été repéré par les appareils de détection terrestre. Pris en chasse, nous avons été abattus. Je ne sais trop comment, je me suis réveillée blessée, errant au milieu de débris fumants. Des hommes en uniforme emportaient Yarro-Gort couvert de sang sur une civière. Je crois qu’il était mort. Je ne le revis jamais. On m’emmena, on m’interrogea. Leur langage était rudimentaire, je l’appris vite. Je fus confiée à des médecins qui m’examinèrent autant qu’ils purent, les pourceaux ! Puis vinrent les psychiatres. Tout ce monde me soumit à des tests interminables, des examens, des analyses… Un matin, je repris connaissance allongée sur un lit, dans une grande pièce à l’abandon. Je parvins à me lever. La porte était ouverte sur un long couloir désert qui me conduisit, au-delà, dans une ruelle encombrée de détritus. Au-delà encore, j’atteignis un boulevard très animé et me perdit au hasard dans la ville inconnue où je me trouvais. Sans doute en avaient-ils fini avec moi et mon sort ne leur importait plus. Et moi, je n’avais qu’une idée en tête : retrouver Norrin-Radd. Sur moi, je ne portais qu’une combinaison de voyage usagée, sur laquelle j’avais mis un manteau ramassé dans la rue. Pas d’argent. Des policiers m’ont arrêtée, hagarde, un soir. Eux aussi m’ont interrogée avant de m’enfermer dans une cellule nauséabonde où j’attendis. Au matin, deux personnes sont venues me chercher, services sociaux je crois. Elles m’ont transférées d’une administration à une autre. J’essayai de communiquer : avaient-ils entendu parler du Surfer d’Argent, de Galactus, de leur querelle ? Cela avait du faire des dégâts que nul ne pouvait ignorer, non ?

Internée bientôt dans un asile d’aliénés sous l’étiquette « Maniaco-dépressive à tendance délirante », j’errai parmi vos fous. Sur Zenn-La, il y avait aussi des fous. C’était nos artistes, quelles œuvres fascinantes ils réalisaient ! Mais ici, sur Terre, comme vous le savez certainement, on les parque, on les craint, on les maltraite de mille façons. On les déclare dangereux pour la vie d’autrui comme pour la leur propre… Quoi ? N’est-ce point-là la caractéristique de tout être humain ?

Et je connus, là, quelqu’un qui avait un souvenir du Surfer d’Argent. Une femme, jeune encore en dépit de l’usure des lieux qu’elle subissait et des traitements douloureux qu’on lui administrait. Par bribes, lorsqu’elle parvenait à suivre son idée, elle évoquait bel et bien le Surfer d’Argent, son aspect, son pouvoir cosmique qui l’avait fort impressionnée lors de son combat contre Galactus. Quelquefois, elle m’avouait, à mi-voix, qu’elle avait assisté à tout ceci de très près, puisqu’à l’époque, elle était la compagne d’un grand savant. Un de ceux qui ont pignon sur rue. Ils vivaient ensemble à New York où le couple, avec un vieil ami et son jeune frère à elle, disposait d’un immeuble entier. En ce temps-là, croyait-elle se souvenir, ils possédaient tous les quatre de fantastiques facultés surhumaines. Comment s’appelait-elle ? Où était son compagnon ? Qu’étaient devenues ses facultés extraordinaires, que c’était-il donc passé ? Elle ne pouvait le dire, ses maux de tête la reprenaient violemment et je l’entendais, dans les larmes de son délire, évoquer un prince d’Atlantis qui, jadis, l’avait aimé à la folie…


Courtesy of John Buscema - Marvel Comics Group

Je me suis enfuie de cet endroit pervers. Pour échouer dans d’autres endroits pervers, où j’ai bien failli me perdre moi-même. Ma quête était vaine, je ne savais plus que faire. Le temps a passé, semaines, mois, années peut-être. Votre temps terrestre a peu de prises sur nous. Un soir, je ne sais où, loin d’ici sans doute, je fus mêlée à une histoire sordide entre deux hommes auxquels j’avais résisté. Ils se battirent jusqu’à ce que l’un des deux plonge son couteau dans le ventre de l’autre. Je quittai la scène mais le misérable vainqueur me rattrapa et voulu m’entraîner avec lui. Alors, un spectre s’interposa, envoyant rouler sur le sol celui qui me revendiquait pour butin. Du pied, il lui écrasa la gorge et se fut terminé. Le spectre m’appela : Shalla-Bal. A sa voix, au geste qu’il fit pour m’attirer à lui, à mon nom, enfin prononcé comme cela devait être, comme si lui seul l’eût jamais prononcé, je sus qu’Il m’avait retrouvée. Les larmes que je libérai, serrée contre lui, coulèrent en rivière de joie. Il prit mon visage entre ses mains et je vis de ses yeux sans pupille s’échapper aussi de grosses larmes qu’il ne pouvait réprimer. Et lorsque nos lèvres se réunirent, je défaillis dans ses bras. »

Norrin-Radd est là. Vous l’apercevez, là-bas, près de la mer. Il m’attend. Nous sommes échoués ici, à l’écart de tout. Nous ne retournerons jamais sur Zenn-La. La vengeance de Galactus a été à sa mesure, démesurée ; en tout cas radicale. Après avoir frappé d’amnésie la Terre entière, il a supprimé tous les pouvoirs qu’il avait donnés à son héraut rebelle. Adieu force cosmique, surf étincelant… La seule chose qui étincelle encore aujourd’hui est sa peau. Que ne t-a-t-il ôté aussi cette carapace d’argent, armure à présent dérisoire du chevalier déchu ! Cette peau fait de toi, ô mon amour, sur ce monde hostile, une curiosité, une attraction, un paria.

Nous vivons reclus, de peu, du peu que nous pouvons trouver pour vivre. Et nous trouvons, nous trouvons, croyez-moi, même si ce n’est pas toujours facile. Presque chaque jour, dans ce bar où vous m’avez vue, mais à quoi bon… Il reste notre amour, qui est grand, inaltéré, incorruptible à jamais, oui, il nous reste encore ça.

Mon histoire s’achève ainsi. L’ai-je bien racontée ? Me donnerez-vous quelque chose si elle vous a plu ? Allons, partez maintenant.

Je la regarde s’éloigner. Elle le rejoint frissonnante. Il lui passe un manteau sur ses épaules. Les bourrasques sont de plus en plus violentes et la pluie vient en rafales. Un éclair soudain sur les flots écumants révèle le masque d’argent de l’homme qui l’entraîne avec lui. Et qui me fixe un instant, avant de disparaître avec sa bien aimée, tous les deux enlacés, dans la troublante obscurité de ce moment.

Je m’éclipse en souriant. Quelle histoire ! M’en lasserai-je un jour ? Leur déchéance touchante m’assure de la chute prochaine, peut-être même imminente, de leurs deux âmes qui n’en font qu’une, cette chère âme blessée des cœurs purs qu’ils estimaient ne me devoir jamais, à moi ! Moi ! Leur Témoin, Moi, Méphisto !


Courtesy of John Buscema - Marvel Comics Group

Août 2012 - Gilbert Provaux

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