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"OUBLI"

Dernière mise à jour : 28 oct. 2023



Ce matin-là, je me suis levé avec difficulté. Depuis des mois, je me lève avec difficulté. Je sors du sommeil en piteux état sans avoir aucune envie de me lever. Il est tard, il faut se lever, je sais bien.

Pourtant, je me sens fatigué, las, sans entrain.

J’entends dans ma tête lourde de pensées, qui s’entrechoquent, des ritournelles stupides, envahissantes, des sursauts de mémoire involontaires, l’angoisse des surgissements de souvenirs enfouis, spectres lamentables qui chuchotent : tu te rappelles ? Menteur !


Je me lève cependant. J’exécute les actes de ce début de ma journée. Toujours les mêmes. Les besoins naturels, la toilette, le petit déjeuner en lisant des livres : essais philosophiques ou études historiques. Des livres, oui, pas des journaux ni des revues, ces papiers remplis de la prose imbécile d’analphabètes doublés d’incultes prétentieux qui vont ensuite déverser leurs bavardages insupportables sur les ondes radio, dans les télévisions et les torrents boueux de l’Opinion roulant leurs immondices sur tous les écrans numériques.

Je me réserve les romans, ceux que je peux encore dénicher au milieu du fatras des trucs à la mode, pour le soir, ou, quelquefois l’après-midi à l’heure du café. Et puis, je lis ou relis les poètes, ces créateurs disparus en laissant quelques traces ici ou là, pour les attardés de ma sorte.


Ce matin, je n’entends rien de la rue. Le soleil illumine mon balcon. J’y vais jeter un œil. Il fait bon. L’immeuble d’en face est semblable aux autres jours. Mais il n’y a personne. Pas même le petit roquet du troisième étage qui aboie dès qu’il me hume, pire lorsqu’il me voit. Personne en bas. Les automobiles sont garées, aucune sur le boulevard ne circule. Aucun bruit, nul mouvement. Où sont passés les gens ? Et les pigeons, et les mouettes ? Le chantier des travaux de voierie semble abandonné. C’est une chance ! Le vacarme de leurs marteaux-piqueurs me met en rogne. Je peste contre ces savants techniciens capables d’envoyer des fusées dans l’espace et qui ne sont pas encore parvenus à trouver le moyen de rendre silencieux ces engins agaçants au possible ! La journée sera silencieuse, c’est déjà ça.


Irène Jonas
Irène Jonas

Le lendemain, toujours personne sur le boulevard.

De mon balcon, je constate que la superette est ouverte. De même que l’épicerie où je vais acheter les fruits et les légumes. Je regarde. Personne n’y entre, ni n’en sort. Silence. Etonnant. Je vais appeler ma sœur qui sait toujours tout ce qui se passe et qui habite dans le quartier.

Elle ne répond pas, je laisse un mot sur son répondeur.


Je vais devoir sortir. Ma sœur ne m’a pas rappelé, pas même un sms, trop occupée sans doute auprès de ses filles ou de leurs enfants. Et son mari doit être sur les routes, à ses livraisons. C’est tout de même curieux, elle adore le téléphone et ne m’a jamais ignorée à ce point.

Aucun bruit dans l’immeuble. D’ordinaire, on entend les voix, la télé, les petits travaux d’intérieur. Il y a en effet de redoutables bricoleurs à l’étage en dessous, des forcenés de la perceuse, des terroristes du marteau. Ne les réveillons pas ! Je prends l’ascenseur. Le hall d’entrée est calme, le gardien n’est pas là. Rien dans ma boite aux lettres, pas même une publicité, tant mieux !


Pour une fois, je peux traverser sans me presser. Rien ne roule ! Pas un vélo, une trottinette, une moto, rien ! Je suis au milieu du boulevard comme Belmondo dans le film « Un singe en hiver », mais je serai bien en peine de jouer au toréador avec les autos ! Elles sont toutes sagement garées. L’autobus ne se montre pas, non plus la camionnette du facteur et pas non plus celles des livraisons tant prisées de nos jours. Tiens, ça me fait penser à mon beau-frère.

Je l’appelle, il sait peut-être quelque chose. Pas de réponse.

Tant pis.

La porte automatique s’ouvre normalement. J’entre dans la superette toute éclairée, accueillante. Je lance un sonore « bonjour ! », aucune réaction. Je prends un panier et je fais mes courses dans les rayonnages parfaitement approvisionnés. Je n’en ai pas pour longtemps. Personne dans le magasin, personne derrière la caisse. L’arrière-boutique ? Je m’y risque : personne. J’appelle, en vain. J’attends un peu. Un peu plus. J’appelle derechef. Sans résultat. Il y a des caméras, je crois, peu me chaut, j’ai assez fait preuve d’honnête patience pour aujourd’hui. Je m’éclipse avec mes provisions, nous verrons bien !


Je suis rentré chez moi sans croiser personne.

Ce n’est pas plus mal, les salamalecs entre voisins m’ennuient. Il y a bien quelques jolies voisines, mais ce ne sont pas elles qui me font les œillades les plus appuyées, hélas, ce sont les vieilles taupes endimanchées qui me voudraient pour cavalier à leurs « thés dansants » et plus si affinités. Force est de constater que j’ai souvent eu du succès auprès des femmes ayant, croit-on, passé l’âge, et qui, faisant fi de toute bienséance, n’hésitaient pas à entreprendre gaillardement le jeune homme gracieux et poli que je fus.



Comment n’y ai-je pas pensé plus tôt ?

Allumons la télévision ! Voyons s’il y a quelque chose à ce sujet. Quel sujet au fait ? La disparition des habitants du boulevard où se trouve l’immeuble où je vis ? L’évitement dont ledit boulevard est l’objet de la part de la circulation motorisée ? L’abandon de son ciel par les mouettes et les pigeons ? La fuite des animaux domestiques ? Voyons quand même !

Rien. Ecran noir. J’éteins, je rallume. Rien. J’attends, je recommence. Rien. Je rappelle ma frangine. Pas de réponse. A l’heure qu’il est, elle doit être chez elle.

Ce n’est pas loin. J’y vais. Il n’y a personne. J’ai sonné, sonné, sonné…Incompréhensible.


De retour à la maison, j’ai téléphoné à mes nièces. Puis j’ai essayé de joindre maman. Elle répond rarement à la première sonnerie. C’est une vieille dame qui a du mal à se déplacer. J’appelle un de mes frères qui vit juste au-dessus de chez elle. Ensuite un autre de mes frères et après, celui qui travaille dans la Capitale, si lui n’est pas au courant !

Nièces, maman, frères, personne ne répond.

Alors, je me dis qu’il faut que j’aille en ville. Sortir, Où sont-ils donc passés ?


Je descends un autre boulevard. Sur la place, le kiosque à journaux est ouvert, la boulangerie en face aussi, comme le fleuriste et la pharmacie. J’entre partout, il n’y a personne, absolument personne. Je n’aurai qu’à me servir au besoin.

A moins que tout le monde revienne pendant ma promenade.

Ou que je me réveille de cet étrange rêve.

Les gens sont donc absents partout, emmenant avec eux les bêtes. Chiens, chats, oiseaux, que sais-je encore, disparus, peut-être même les rats, les mouches, les cafards, tous ces insectes détestables horriblement nombreux qui me terrorisent à seulement les évoquer ! Je ne sais pourquoi, l’usage devenu réflexe sans doute, je m’obstine à marcher sur les trottoirs, rien ne roule.


J’avance stupéfait. Le port, d’ordinaire cœur populeux de la ville, est désert. Et ici, le silence frappe plus encore. Je prends conscience pourtant d’un léger balancement sonore où se tiennent les bateaux, près du quai. Le ressac, le murmure répété de la mer, est ce qui me reste de son avec ma propre voix car je me surprends à parler tout seul.

Après avoir visité une station de métro évidemment hors service, ne grouillant d’aucune vie, je monte tranquillement les vieilles ruelles du vieux quartier. Les habitants ont disparu. Ils sont allés voir ailleurs en quête d’un autre monde, meilleur peut-être, auquel je n’ai jamais cru. Pauvres, riches, clochards, sdf, tous ensemble, en une nuit, au Paradis !

Et les malades, les estropiés, les grabataires, les mourants ? J’avise l’entrée d’un hôpital.

Il n’y a rien ni personne. Le hall, immense, vaquant. Les chambres sont abandonnées, les lits défaits, le matériel médical laissé là, vestige insensé du souci primordial des hommes, désormais sans objet.


Sortir de là ! Mes pas m’entrainent devant l’immeuble où loge ma mère et mon frère. J’appelle sous les fenêtres comme nous le faisions enfants, en vain. L’interphone reste muet, la lourde porte d’entrée ne s’ouvre pas. Je m’assieds sur le bord du trottoir, des larmes plein les yeux.

Que m’importe tout le monde, mais maman m’a abandonné, mes frères et la sœur qui me restait, tous en allés avec elle.

Et moi alors ? Où ai-je démérité ?



Je n’ai jamais craint la solitude.

Au contraire, elle m’a toujours été indispensable, y compris lorsque je fus en couple ou même marié. D’ailleurs, ça ne marchait pas. Dès le départ, je savais que ça finirait. Je n’ai jamais vraiment su être deux. Ni trois ni quatre, ni douze ! Je ne sais pas être nombreux hors de moi-même, le nombre déçoit. Mais on ne peut s’en extraire. Et le chagrin est insurmontable.


Je me redresse, me laisse porter par mes pas. Un grand hôtel luxueux, ancien hôpital pour les pauvres, m’ouvre ses portes. Je pourrais m’y installer, tout est à moi à présent. Je caresse l’idée. S’il n’y a plus aucune vie ici, il n’y en a pas ailleurs non plus. La Terre, on en fait vite le tour. Je pourrais me lancer. Pas à pas, plus de frontières, de visa, de passeport, plus de police, d’administrations, faute d’administrés, j’irai par les routes. Je dormirai dans de somptueuses demeures au gré du voyage, personne pour me contrarier. Des réserves de nourritures à foison. Gratuitement. Avant que tout pourrisse, je pourrais bien être mort, je ne suis point encore trop vieux, j’ai de la marge.

Je verrai les sites fabuleux dont j’ai souvent rêvé. Persépolis, Delphes, Palmyre et le Krack des Chevaliers ; les châteaux en Ecosse surclassant de loin ceux d’Espagne ; et l’Irlande, ah, l’Irlande ! Je vais marcher, oui, je crois bien, du Cap Horn jusqu’à Thulé, tout arpenter de ce qui fut le monde, en l’absence des hommes. Et puis, à Cap Canaveral, à bord de la dernière fusée en état de fonctionner, j’appuierai sur un bouton déclenchant l’Ordinateur le plus intelligent qui fera marcher la mécanique jusqu’aux espaces interstellaires.

Et si la machine est paranoïaque, sa folie sera la mienne. J’affronterai sans frémir l’infini à moi tout seul.

En attendant, je veux entendre encore le dernier bruit qu’il m’est donné d’entendre. Je vais au bord de la mer. Sa fidélité me touche. C’est un lieu commun de dire que l’on en vient. C’est la grande créatrice, elle fait or de tout vil métal. Elle se nourrit de nos naufrages, disposant en ses sablonneuses entrailles bleues, les épaves en autant de cathédrales et de palais somptueux pour ses créatures ondoyantes. Et quelquefois recrache sur nos rivages mourant la mauvaise encre noire et les mousses blanchâtres de nos pestilences.

Je suis sûr qu’elle a toujours ses poissons, ses crabes, ses poulpes, ses calamars géants, ses étoiles ; ses algues, ses coraux, ses méduses ; ses baleines et ses dauphins ; ses requins. Si, sur terre, je ne sais pas pourquoi, il ne reste que moi, provisoirement du moins, je sais que là-dedans, sous cette eau formidable, pullulent les populations.


Il y a encore un ciel, avec le temps, même s’il est vide. Le soir descend. J’écoute la mer. Peut-être qu’ils m’ont oublié en partant.

C’est aussi simple que cela. Un oubli.

Dis-moi la mer, sont-ils partis sur tes vagues ?

A moins, à moins, que ce soit moi. Moi, qui les ait oubliés, par inadvertance, dans un coin, va savoir où ?



Irène Jonas
Irène Jonas


Gilbert Provaux – Avril 2023



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