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NOCTURNE FRANÇAIS Derniers feux - 1ère partie

Dernière mise à jour : 10 mars 2020

« La nuit s’avance Enée »



Nox ruit Aenea… « La nuit s’avance Enée ». Ainsi la Sybille rappelle-t-elle à Enée, qui s’attarde aux enfers, qu’il doit se presser s’il veut pouvoir en sortir encore.

Virgile, premier siècle avant notre ère, l’Enéïde. Un vieux texte pour référence ; il est vrai que je suis vieux. Je ne suis pas d’un troisième âge et pas non plus un « senior », seulement un vieux ; pas dépendant pour deux sous de quiconque ou de quelqu’organisme que ce soit, capable pour le moment d’aller et de venir, l’esprit clair et la lucidité toujours bien aiguisée.

C’est la nuit, CLN, la formule heureuse de Léo Ferré, « surtout au soleil, c’est la nuit ! ». Et elle est glaciale cette nuit, la nuit glaciale du dernier homme qui amenuise tout et sautille sur la Terre devenue plus exigüe. Il est nombreux, nombreuses aussi, ne nous mettons pas tout de suite les grincheuses à dos ; grotesque, dérisoire, il est vainqueur par abandon de l’adversaire épuisé, déçu, accusé de tous les maux, honni, ployant sous l’opprobre.



Bruegel - Enee et la sibylle aux enfers
Bruegel - Enee et la sibylle aux enfers

La nuit est sur mon pays qui tente encore pourtant de subsister.

C’est qu’il est bien vieux lui-aussi et comme tous les vieux il agace. Il voudrait défendre ce qui lui reste d’un passé vomi par le présent. Et ce ne serait que logique des choses humaines, éternelle querelle des anciens et des modernes, s’il n’y avait derrière tout « ça », cette nuit anesthésiante où toute intelligence critique est chloroformée, une volonté pour la médiocrité d’en finir avec l’excellence, une bonne fois pour toutes. Dans tous les domaines, le XXIème siècle semble vouloir mettre la touche finale au projet d’anéantir à jamais tout ou à peu près tout ce qui faisait de mon pays une exception dans un ensemble occidental sous hégémonie séculaire anglo-saxonne. L’Angleterre nous a toujours regardés avec un mélange de haine et d’envie. Elle a projeté notre destruction d’innombrables fois, a bien failli y parvenir, s’est ingéniée à nous moquer, à nous en faire rabattre…


En vain. Surtout sur le dernier point : nous en faire rabattre ? Jamais ! Ce coq gaulois, fier comme Artaban sur son tas de fumier n’a jamais cessé de les agacer.

D’autant plus qu’il en a dans le ventre l’animal ! Nos Rois étaient de droit divin, les leurs se demandaient comment s’accorder avec leurs barons en assemblée ; si les monarques espagnols s’enorgueillissaient d’être appelés « Catholiques », les nôtres étaient « Très Chrétiens » reconnus comme tels par le Pape et tous les états connus, jusqu’à Gengis Khan qui n’envoya d’ambassade et ne reconnaissait comme interlocuteur valable que notre Louis IX, Saint Louis. Les nôtres guérissaient les écrouelles « Je te touche, Dieu te guérit », les leurs essayaient de copier la pratique avec quelques deniers. Pour arbitrer les conflits en Europe, s’il y avait lieu, on demandait au Roi de France de le faire et à nul autre sinon le Pape. Nos Rois furent absolus, les leurs régnaient sous la houlette de l’assemblée des Seigneurs en faisant grand cas des boutiquiers, commerçants et banquiers, déjà… Et puis, un jour, voici l’Anglais qui se distingue ! Il fait sa révolution, décapite son roi à la hache et installe une dictature puritaine qu’il appelle république. Tout ceci ne dure pas bien longtemps et le descendant légitime du roi raccourci, qui s’était réfugié chez notre munificent Louis le Quatorzième, retrouve bientôt sa couronne. Bon, mais tout ça commençait à bien faire et en France, il est bien connu que tout finit par des chansons et c’est en fredonnant à pleins poumons « Ah, ça ira, ça ira, les aristocrates à la lanterne ! Les aristocrates on les pendra ! » qu’enfin le peuple français fatigué des rois et de leurs manières, loin d’imiter leurs voisins d’outre-manche, vont non seulement décapiter le roi très chrétien, sa reine et quelques autres bien titrés, cela exécuté sans douleur grâce à l’invention humaniste du Dr Guillotin, mais encore décréter la République, la souveraineté du Peuple, déclarer au monde entier que les hommes avaient des droits inaliénables et que le leur contester était se comporter en tyran contre lequel les citoyens devaient se dresser les armes à la main. Nous avons recueillis quelques applaudissements et beaucoup de coups de canons tant l’Europe, anglais comprit, goûtait peu notre Révolution. Il a fallu la défendre becs et ongles. Il faut encore aujourd’hui la défendre sans faillir, trop de monde la veulent renier d’abord, terminer ensuite.





Après forces péripéties douloureuses, la folle épopée napoléonienne, le pire cauchemar des anglais, la restauration, puis trois révolutions encore, 1830, 1848, 1871, tellement nous avons peu d’appétence pour le compromis, préférant une saine bagarre aux objectifs bien affirmés qu’un arrangement où tout est déjà joué, nous arrivons au XXème siècle que nous inaugurons en instaurant la laïcité, séparation de l’Eglise et de l’Etat nette et franche : la religion chez toi si tu veux dans ton intimité mais pas dans l’espace public, que ça te plaise ou non. Pendant que l’Angleterre développe ses industries et son empire commercial sans se soucier jamais de ses populations miséreuses, c’est l’Allemagne, casquée pointue, qui nous régale d’une première guerre mondiale apocalyptique qu’elle perd. Nous retrouvons nos chères Alsace et Lorraine mais rien n’est résolu. Pour croître toujours plus le capitalisme industriel a mis la guerre à l’ordre du jour et c’est, prévisiblement, à nouveau l’Allemagne qui nous accable d’une seconde guerre mondiale non moins apocalyptique lâchant ses barbares en uniforme Hugo Boss sur le monde. Notre pays ne brille pas pour l’occasion. Hélas, il va se vautrer dans la collaboration active et scrupuleuse. Mais une poignée d’hurluberlus courageux, les Résistants, les Maquisards, va sauver l’honneur tout en continuant d’énerver nos bons anglais pour le coup nos alliés. L’orgueil tout gaulois d’un certain général bien de chez nous, à Londres pour tenir notre rang dans la bataille, n’y sera pas pour rien…

La terrible lutte menée chez nous contre le nazisme et le fascisme par les Résistants va imposer à la Libération un certain nombre de mesures sociales qui formeront le socle de notre fameux « modèle ». C’est que celles et ceux qui avaient lutté sur le terrain avaient pu mesurer l’importance des mots et expressions « solidarité », « soutien », « mise en commun des ressources », « justice sociale », « altruisme », ce que l’on a appelé l’esprit de la Résistance, savoir pour quoi l’on se bat. Et pour qui. Il s’agissait d’éviter de commettre les mêmes erreurs qu’avant la guerre. Après l’épreuve, ne pas se satisfaire d’un retour au « statu quo ante » mais bien mettre à l’ordre du jour un nouvel ordre social animé par l’idée du progrès et des si décriés à l’heure actuelle « acquis ». Ces « acquis » l’ont été de hautes luttes, jamais ils n’ont été octroyés de bonne grâce par la bourgeoisie qui n’a, d’ailleurs, jamais cessé de les remettre en cause au prétexte fallacieux que les temps ont changé et qu’ils ne se justifient plus. Tiens donc ! A partir de quand un acquis social ou autre deviendrait-il injustifié ? Quand les trains se conduiront tout seul sans plus besoin de cheminots pour les conduire ? L’idée de progrès continu ne doit-il être tenu pour valable qu’en matière de technologie ou de recherches scientifique ? Comprenez-vous, avant, nous pouvions nous le permettre, aujourd’hui, ce n’est plus possible…

Mais où vivons-nous ?


Roland Topor
Roland Topor

Qu’avez-vous donc fait de ce pays vous autres qui le dirigez, qu’il nous faille à présent renoncer à ce que nous avions arraché dans des temps autrement plus difficiles, autrement moins riches ? D’autant que les richesses produites sont considérables même si bien peu en bénéficient… Et puis, quoi ? Quand un acquis social entre dans la Loi, tout le monde en bénéficie ; y en a-t-il beaucoup qui, étant contre la cinquième semaine de congés, ont refusé de la prendre ? Aucun ! Le pays ne devait pas s’en relever, il ne s’en est porté que mieux, qui veut revenir là-dessus ? A chaque avancée, les oiseaux de malheur, rémunérés pour l’être par les banquiers, viennent piailler leur réprobation sur les plateaux télé, certains et certaines écrivent même des livres que seuls quelques acéphales liront. Ils sont terribles ces « gens ». Autoproclamés « spécialistes », ils forment une communauté bien rodée avec le vocabulaire ad oc et les roulements d’yeux horrifiés dès que s’exprime un syndicaliste (un vrai, veux-je dire…) ou un modeste quidam contestataire turbulent en gilet jaune, de moins en moins impressionnés par ces sommités ridicules à force d’insignifiance. Ont toute leur place dans ce cirque médiatique nos Saintetés les Economistes (les persifleurs ajoutent un « d » comme (d)économistes…). Cette engeance qui vous dégoûterait de la matière, qui ne sait pas grand-chose à part jouer avec les chiffres, devrais-je dire plutôt manipuler, sachant que de toutes façons les chiffres ne sont là que pour ça, être manipulés, demandez à un mathématicien ! Que faire d’autre avec les chiffres à part en faire des épouvantails à benêts et ils sont nombreux, nombreuses, les benêts et les benêtes ! Pour les rigoureux, s’il y en a qui me lisent, chercher donc l’origine des fameux 3% de PIB à respecter en matière de dette d’Etat Européen. Vous verrez qu’il n’y a rien de rigoureux dans tout ça : un tableau excel, des lignes de statistiques, un total, un pourcentage, oh hé, ce sera 3% ! Ben pourquoi ? C’est le résultat d’excel mon pote, excel comme excellence ! Ben oui, mais regarde, il y a beaucoup d’autres feuillets après ton résultat, on a oublié d’en tenir compte…Laisse tomber je te dis, on va pas tout reprendre ! 3% ça fait vrai, ça impressionne, et puis, c’est européen, les allemands seront contents, tu verras ! On voit en effet ! Politiques d’austérités tous azimuts, saccages des services publics, démolitions programmées des économies locales, etc.


La belle chose que l’économie lorsqu’on ne veut voir qu’elle ! Dire qu’au XVIIIème siècle l’on se gaussait des économistes, cette secte aux raisonnements abscons agrémentés de chiffres. Ils en jouissent voluptueusement et se délectent d’abstractions. La vie réelle n’est pas pour eux, ils ne savent rien des femmes et des hommes mais tout des agents de production, de la croissance, des gisements d’emplois, de la sectorisation, des forces productives et des investisseurs, des consommateurs et des échanges commerciaux… Toute l’humanité réifiée, la perfection ! L’étymologie nous l’indique, l’économie n’est que l’art de gouverner sa maison. La matière a, heureusement, ses pratiquants sains d’esprit. Ce sont ceux que l’on ne voit jamais invités par les pseudo-journalistes de télévision ou de radio. Par chance, ils savent trouver les moyens de se faire entendre et leur parole sans complaisance nous parvient, avec leurs analyses précises et argumentées, jusque sur les lieux des luttes populaires. Ou bien encore, ils ont pu apparaître dans des émissions tardives animées par exemple par un Frédéric Taddéi qui a fini par se faire virer, même tard, c’est encore trop, il y a des insomniaques… Frédéric Lordon est de ces économistes formidables, nourri abondamment et avec bonheur de philosophie Spinoziste ! Le regretté Bernard Marris aussi, un homme remarquable, assassiné par les fanatiques religieux que l’ont sait avec ses camarades de « Charlie Hebdo », d’autres encore regroupés sous le vocable d’économistes atterrés. Deux citations que j’aime à vous communiquer ici : Houellebecq d’abord, auquel Marris a consacré un ouvrage malicieux : « Nous devons lutter pour la mise en tutelle de l’économie et pour sa soumission à certains critères que j’oserai appeler éthiques » (in Le sens du combat « Dernier rempart contre le libéralisme »). Ensuite, à tout Seigneur tout honneur, John Maynard Keynes : « Ainsi donc, l’auteur de ces essais continue d’espérer et de croire que le jour n’est pas éloigné où le problème économique sera refoulé à la place qui lui revient : à l’arrière-plan. ». Ce n’est apparemment pas encore pour tout de suite mais gageons que l’idée fait son chemin dans les têtes de celles et ceux qui n’en peuvent plus de vivre dans un carcan injustifiable.

Cette gageure alimente les brasiers qui crépitent encore et donnent le peu de lumière dans la nuit descendue sur ce pays.



Dessin de Lardon
Dessin de Lardon


Car, au-delà de la problématique actuelle des retraites, l’enjeu est d’importance. Il est question d’un changement de société, changement radical, initié après les journées de Mars à juin 1968 qui a donné naissance à la « post-modernité » dans un fracas à la fois libérateur et douloureux, où se mêlaient aspirations juvéniles à la liberté totale, interdit d’interdire, tout est possible y compris l’impossible, remises en cause des hiérarchies sociales et dans le domaine du savoir, rejet des maîtres penseurs, anciens et modernes, des structures établies, affirmations péremptoires, tout est art, ce qui est vieux est moche, et slogans traditionnels de la classe ouvrière, le grand soir, la Révolution , la lutte finale, avec les « poings levés des vieilles batailles » et le « du passé faisons table rase », tout cela s’entremêlaient et ce sera dans les années 70 et 80 que la nature de ces lignes va se préciser. Et que mon pays, converti au libéralisme à tout crin va n’avoir de cesse que de s’aligner sur les us et coutumes anglo-saxonnes vivifiées scandinaves, dans tous les domaines, se reniant lui-même dans une attitude de coupable, de mauvais garnement, à corriger au plus vite pour le mettre aux normes mondiales dont l’anglais a confié la réalisation à son ancienne colonie, les Etats-Unis d’Amérique, devenue, par abstention des autres nations et fascination du veau d’or, le Maître du Monde. L’Europe n’étant rien d’autre qu’un artifice financier, un alter ego commode à sa solde. Nous perdons notre langue jour après jour, à tous les sens de l’expression, c’est-à-dire notre mode de pensée, au bénéfice de l’idiome imposé par nos maîtres, le globish. Cela s’appelle la colonisation.

Nous avons été colonisés et l’enjeu de la bataille des retraites est de savoir s’il est encore possible de retrouver notre identité propre. Si cela ne l’est pas, ce sera, comme ailleurs la retraite par capitalisation, ce qui, après tout le reste achèvera d’en finir avec la France et l’histoire de son peuple pour rejoindre la globalisation, la misère des populations déshérités vécue comme une fatalité avec la charité des puissants pour limiter les dégâts et leur permettre de continuer à prospérer à travers des Fondations Humanitaires bardées d’avantages fiscaux. Cela veut dire des services publics réduits au minimum, dépourvus de moyens, donc inefficaces, décriés par les usagers, et, à la fin, fermés. Les usagers, comme les patients, deviennent des clients. Cela veut dire,

Mais regardez donc les USA, ce sera nous bientôt !

Nous sommes déjà au stade "thatchérien", nous autres Gallo-Ricains, pour le dire comme Régis Debray.

Fin de la 1ère partie


Affiche Propagande 1940
Affiche Propagande 1940




Gilbert Provaux

Février 2020





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1 Comment


christian.provaux
christian.provaux
Mar 03, 2020

Bien en tous points. Précis et éclairant, vivement la suite !

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