Ce matin-là, Monsieur s’est levé du bon pied, si je puis dire.
Cela faisait plusieurs mois que le réveil de Monsieur devenait, pénible. Il n’arrivait plus à se rendormir, mais ne se décidait pas à se lever. Comateux, triste, il se trainait hors du lit comme un moribond condamné aux travaux forcés. Assis devant son petit déjeuner, il ne prononçait pas un mot, m’ayant salué à peine lorsque je le servais. Lui qui, naguère, avait toujours une parole agréable pour moi qui suis à son service depuis tant d’années.
Cependant, il lisait. Il s’absorbait dans des livres. Dépressif ou pas, il avait toujours lu beaucoup. Mais attention, pas les journaux, ni les magazines, il les avait pris en horreur.
C’était perdre son temps, disait-il, que de, ne serait-ce que, parcourir ces feuilles de sottises rédigées par des journalistes, appuyant avec dégoût, sur le mot. Dieu sait pourtant qu’il en avait lu ! Et avec attention encore, depuis le lycée, la faculté, et durant toutes ses années passées à travailler. Oui, c’était avant qu’il ne devienne riche, très riche. Alors, il s’était retiré des affaires. Oisiveté, mère de tous les vices. Bien sûr qu’il en avait ! Mais je ne vous dirai rien là-dessus. Non plus que sur l’origine de cette fortune qui fit jaser en son temps. D’aucuns évoquèrent un gain faramineux au loto ! Ce qu’ils vont imaginer !
Ce matin-là, il me gratifia d’un large sourire, s’exclamant théâtralement : bien le bonjour mon cher Timothée ! Avez-vous bien dormi ?
Merci Monsieur, très bien Monsieur, répondis-je enthousiaste ; si je puis me permettre, Monsieur a l’air en grande forme, cela fait plaisir après tous ces jours mélancoliques…
Oui, mélancoliques, ils l’étaient. Vous l’avez compris, cher Alfred, c’est du passé ; aujourd’hui est à la fois le premier et le dernier des jours, et je m’en réjouis !
Je ne saisis pas bien ce qu’il voulait dire par-là. En tout cas, j’étais sincèrement heureux de le retrouver de si bonne humeur, à tel point qu’il avait recommencé son facétieux oubli, simulé, de mon prénom. Je ne me suis jamais appelé Timothée ni Alfred.
Il m’invita à faire reluire les chromes et toute la carrosserie de l’automobile, ce à quoi j’avais veillé évidemment, sans discontinuer, durant toute sa période désolée, vérifiant particulièrement que le moteur tourne comme il faut. Ce qui m’avait permis de sortir quelquefois, seul, ou accompagné de quelque gourgandine sensible au charme suranné de la Rolls dont le confort ne s’est jamais démenti. Une Rolls Phantom pour esthète noctambule, comme disait Monsieur, noire comme la plus sombre de toutes les nuits, luisante, en ville, sous les regards électriques des lampadaires et, à la campagne, sur les routes isolées, de l’éclat des astres à l’agonie. Monsieur faisait à l’occasion, le poète.
Il avait donc l’intention de sortir.
Figurez-vous, mon bon Tryphon, qu’hier soir, au cours du vernissage à la galerie Sauvez-la-Nuit, ne prenez pas cet air stupide, c’est son nom, il est plutôt mieux que les autres, vous ne trouvez pas ? Passons. Il se trouve donc que j’y ai rencontré une femme !
J’en suis heureux pour Monsieur.
Que Monsieur me pardonne mon air ahuri, ce n’est pas le nom de la galerie, c’est le prénom dont vous m’avez affublé, Tryphon, Monsieur ?
Eh bien quoi Tryphon ? Il ne vous convient pas peut-être ?
Ce n’est pas cela, enfin si, ce n’est pas le mien. Ce n’est d’ailleurs jamais le mien, Monsieur. Mais là, Tryphon, c’est le vieux savant sourd comme un pot dans les aventures de Tintin. Et je vous assure que mon ouïe est d’une finesse extrême.
Allons, Théobald, savez-vous que Tryphon vient du grec et signifie « Le Magnifique » ? Allez-vous vous plaindre encore ? Croyez-vous qu’Hergé fût un ignorant ? Tintin est, ma foi, une excellente lecture et ce savant sourdingue, un inventeur formidable ! J’ai rencontré une femme vous dis-je.
Bien sûr Monsieur. La voiture est prête.
Il passa la journée entre sa bibliothèque et la terrasse. La résidence était bâtie à flanc de colline surplombant la mer, seul spectacle qui ne le lassa jamais. Lui qui, comme tant d’autres, avait cru, jadis, à l’avenir heureux de la condition humaine libérée de ses chaînes séculaires, les pouvoirs, les morales, les religions, ne regardait plus les peuples que comme des troupeaux cherchant inlassablement à se repaitre de toutes les sottes marchandises obligeamment disposées devant eux par les maîtres es-consommation qu’ils s’étaient eux-mêmes donnés. C’est que Monsieur s’était rendu à l’évidence. Les foules humaines n’avaient jamais songé à un autre bonheur que celui-là. Elles avaient trahi les idéaux révolutionnaires et leurs chantres de tous acabits, qui ne furent au mieux que de doux rêveurs, au pire, des tyrans contraints d’user de la force pour satisfaire aux pulsions masochistes de leurs sujets. De quoi nourrir ad nauseam le martyrologue larmoyant du peuple opprimé (sic). Désormais, après bien des égarements, la démocratie digne de ce beau nom s’était installée pour durer, solidement arrimée à ses deux principes enfin reconnus et approuvés : consommation, communication.
La liberté !
Monsieur s’était donc retiré. Une saine solitude.
Il ne recevait plus que quelques amis de passage qui, comme lui, s’étaient écartés.
Son goût pour les voyages s’était émoussé. Partout, les hordes piétinantes, tous écrans déployés, comme pour éviter de regarder directement les choses, audioguides plantés dans les oreilles, pour qu’on leur dise ce qu’elles voient, déferlaient. Insupportable tourisme, anéantissement de la noble idée de voyage, mort du voyageur.
Monsieur peut en effet se montrer sévère avec la populace. Je ne saurais l’en blâmer. Peut-être malgré moi, je crois bien devoir partager ces réflexions, à moins que sa fréquentation quotidienne ne m’ait quelque peu influencée. En tout cas, il ne vaticine plus. Il s’abstrait. Il prend plaisir au silence et quelquefois, met un peu de musique.
Nous sommes donc sortis. L’ambiance vespérale, nimbée d’une brume d’été légère montant de la mer, convenait au projet d’aller retrouver une femme que je ne pouvais imaginer que belle.
N’en déplaise aux charlatans femelles qui nous font la morale, que les laiderons existent, nous ne le savons que trop, qu’ils aient le droit d’exister, la belle affaire !
Comme s’il s’agissait d’un droit !
J’aurais aimé me trouver à l’extérieur, pour voir passer dans la nuit, sur la corniche, la Rolls Phantom noire. Mais j’étais ravi d’en tenir le volant. Les lambeaux de brume flottaient dans l’air, s’écartant à notre passage. Nous roulions lentement sans le moindre signe de circulation, nous ne croisions personne, c’était pour moi très étrange. Je me suis même demandé si tout ce quartier de la ville n’avait pas été transformé en quelques heures, mais comment serait-ce possible ?
Monsieur ne disait rien.
Il observait la nuit, concentré, calme. On eût dit qu’il attendait d’apercevoir quelque chose, quelqu’un, cette femme peut-être, ce rendez-vous dont il ne m’avait pas communiqué le lieu exact. Roulez, avait-il commandé. Nous roulions.
Soudain : nous y sommes ! S’exclama-t-il. Rabattez-vous là, sous ce lampadaire, elle me fait signe.
Pour ma part, je ne voyais personne. Je me garais cependant.
Il sortit précipitamment, salua manifestement quelqu’un que je ne distinguai pas. Puis, ouvrit la portière et s’effaça pour laisser monter auprès de lui sur la banquète arrière, je ne saurais dire qui. Pour moi, comme pour le rétroviseur, il n’y avait toujours personne d’autre que Monsieur sur la banquète arrière du somptueux véhicule que j’avais l’honneur de mener.
Pourtant, il conversait bel et bien et « on » lui répondait, du moins le semblait-il, mais la voix, s’il y en avait une qui s’exprimait en dehors de celle de Monsieur, me restait rigoureusement inaccessible. Monsieur m’avait-il taquiné à raison en m’affublant ce matin du prénom du professeur Tournesol ? Heureusement pour moi, j’entendais parfaitement tous les bruits alentours ainsi que les galants propos que tenait Monsieur à l’égard de sa compagnie invisible.
Compagnie indéniablement féminine, oserai-je dire, intuitivement.
Il est dans la nature profonde de tout bon majordome de ne s’étonner de rien eu égard aux éventuelles fantaisies, manies, extravagances, de son maître. Je conduisis donc Monsieur, sur sa demande, à son restaurant favori qu’il voulait faire connaître à son indiscernable invitée. Arrivés, le voiturier ouvrit la portière à Monsieur, tandis que, craignant qu’il ne s’en soucie pas, et pour cause, je m’empressai d’aller ouvrir celle de sa mystérieuse et excessivement discrète passagère. Le bougre ne fit aucune remarque, mais je vis bien son expression étonnée qui s‘effaça vite lorsque je glissai quelques billets dans sa main accueillante. Je lui laissai la Rolls et allai m’installer au bar d’où je pouvais voir la table de Monsieur dans le luxueux salon qui lui était réservé.
La table était mise pour deux. Le personnel, à son habitude, était aux petits soins. Le diner de Monsieur se déroulait agréablement autant que je pouvais en juger. Il mimait à la perfection le convive attentif à son invitée, animant la conversation, rebondissant avec brio sur un mot, une idée émise sans un son par sa partenaire pour le moins évaporée. Et qui ne buvait ni ne dégustait, non plus, les plats élaborés par le Chef étoilé, dont en revanche se régalait Monsieur. Aucune remarque ne lui fut faite à cet égard, chacun faisant « comme si ».
J’étais curieux de savoir si nous raccompagnerions, et où, l’invisible Dulcinée de mon Don Quichotte, à bord de notre Rossinante aussi obscure que cette histoire. Monsieur, passées les agapes, nonchalamment affalé sur la banquète, ses bras curieusement disposés, comme s’il tenait contre lui quelque compagne alanguie, m’indiqua de rentrer à la maison.
Là, je m’enquis de l’éventuelle préparation de la chambre d’amie si la donzelle évitant rigoureusement tout champ de vision et conduits auditifs autres que celui de Monsieur, devait nous faire l’honneur de rester passer la nuit chez nous. Bien sûr, je n’avais pas prononcé le mot « donzelle », ceci est entre nous. Monsieur eut ce sourire coquin des grands soirs et m’invita à aller plutôt vérifier que tout était bien disposé dans la sienne.
Ils furent d’abord au salon bibliothèque où je servis les liqueurs. Apparemment, Monsieur, la tenant par la taille, si j’ai bien situé la hauteur du bras de Monsieur, lui présenta les quelques tableaux de maître qui y étaient exposés, faisant assaut d’érudition et de drôlerie pour ne jamais paraître lourdement didactique ou affreusement snob. Ce qui la ravissait, j’en jurerai en le voyant si évidemment complice, joyeusement tendre, en retour des remarques pertinentes qu’assurément elle venait de formuler sans que j’en entendisse le moindre écho.
Ayant saisi une assez ancienne édition reliée des « Evangiles du Diable », de ce formidable compilateur d’histoires hors d’âge, qui hantèrent longtemps nos campagnes, qu’est le grand Claude Seignolle, ils se laissèrent tomber sur le divan, feuilletèrent ensemble le gros ouvrage mais semblèrent vite s’en détourner, Monsieur mimant, comment dire autrement, à la perfection l’effusion des embrassades, les palpations audacieuses et autres baisers passionnés. A croire qu’il était réellement entrepris et entreprenant. Ou qu’il n’avait plus toute sa raison.
Ai-je à répondre de ceci ? Qui suis-je pour en juger ?
Monsieur avait séduit une femme, à n’en pas douter à son goût, et il n’aimait que les jolies femmes, l’avait invitée chez lui, elle avait consenti à le suivre et tout se déroulait sous les meilleurs auspices pour ces deux-là. C’était là tout ce que je devais admettre comme vérité. Je me retirai alors, comme il se devait, vaquant à mes occupations mais toujours vigilant au cas où Monsieur aurait encore besoin de mes services.
Il m’appela. Je me présentai. Il m’informa que Madame était au lit, qu’il allait la rejoindre et que je veuille bien noter qu’ils se lèveraient tôt à la fin de cette nuit pour partir tous les deux en voyage. Vous voudrez bien, cher Maxime, ajouta-t-il, vous dispenser de paraître à notre réveil. Mais, votre petit déjeuner, Monsieur ? Observai-je. Nous nous en passerons. Et vos bagages Monsieur, dois-je prévoir des vêtements chauds ? Légers ? Les deux ? Et, comment dire, pour Madame ?
Nous n’aurons besoin d’aucun bagage, laissez cela voulez-vous.
J’avoue ici, avoir été désappointé. Pour la première fois, il m’avait appelé par mon prénom ! Mon vrai prénom. Je le vis s’éloigner vers la chambre où, elle, quelle qu’elle fut, l’attendait. Je gagnai mes quartiers la tête pleine de confusion, pour la première fois de mon existence auprès de Monsieur.
Je dormis peu.
A l’aube à peine s’annonçant, j’étais debout, habillé, prêt. Prêt à quoi, je ne savais trop. Je me rendis vers la chambre de Monsieur, pris d’un étrange pressentiment. Tout était profondément silencieux. Je fis alors ce qu’il m’arrivait parfois de faire lorsque Monsieur avait fait la noce la veille, se livrant aux excès de tous ordres. Et que je voulais palier à tous débordement douloureux, lui épargner désagréments et mauvaise humeur au réveil, en remettant tranquillement de l’ordre et en préparant un petit déjeuner adapté à la situation. Précautionneusement, avec une infinie retenue, j’entrouvris la porte.
Je ne distinguai d’abord rien. Les rideaux étaient tirés, la pièce était encore plongée dans l’obscurité. Je ne perçus aucun souffle, nulle respiration ni mouvement. Inquiet comme jamais je ne l’avais été et le serais jamais, je me permis d’avancer. Je fis un pas en avant sur l’épais tapis oriental. J’approchai du paravent près du lit derrière lequel je me dissimulai.
Le jour voulut bien me rejoindre doucement dans la pièce. Pale, certes, mais suffisamment pour que je sois en mesure de distinguer Monsieur. Allongé nu sur le dos, dans ce grand lit défait, il regardait fixement le plafond. A ses côtés, lovée contre lui, cette femme qui se révélait enfin à mes regards anxieux. Le bras gauche replié sur le torse de Monsieur, laissant une main fine s’y promener, et l’arrondi parfait d’une hanche d’albâtre, prolongée d’une jambe à l’identique, composaient un tableau d’une troublante sensualité. Sa tête couverte de cheveux de jais, longs et épais, se redressa soudain et je vis son regard trouver le mien et j’eus mal de ce regard désespérément noir. Ses doigts se crispèrent sur le corps de Monsieur comme pour me signifier qu’il était à elle à jamais.
Alors, elle sauta hors du lit. J’écartai le paravent qui s’effondra. Elle s’enveloppa dans une houppelande cramoisie rabattant la capuche sur son visage transformé. Elle me bouscula au passage, ne s’attardant pas, se précipita au-dehors.
J’essayai de la suivre. Que voulais-je faire ?
Le jour se levait sur la Corniche, un jour brumeux, indécis. La mer en-dessous se tenait en repos, interrompant jusqu’à la rumeur de son perpétuel mouvement.
Du moins je ne l’entendais plus. Je n’entendais plus qu’un bruit, bien improbable bruit de nos jours. Le grincement caractéristique que font les essieux usés d’une antique charrette qui passe, chargée d’un lourd fardeau, conduite par une créature sans âge.
Et puis le brouillard se dissipa. La mer fit jouer à nouveau les instruments de ses ressacs. Des gens montés sur des bicyclettes parurent, d’autres trottinant, nez au vent, persuadés d’aller dans le bon sens. D’autres encore, englués dans leurs automobiles. Et des piétons courbés sur leurs écrans pour être du spectacle, celui, inlassable, de leur vie coincée dans un cadre lumineux, l’oreille bouchée par des prothèses auditives pour s’entendre mieux et couvrir le silence qui les effraie d’un vacarme rassurant.
Ce sont les gens ; les gens !
Eternels, ils sont l’Eternité même, dans leur invincible insignifiance, aurait conclu Monsieur.
Gilbert Provaux – juillet 2024
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