Un spectre hante les séquences électorales de notre pays : l’abstention. Et ce spectre l’est de moins en moins. Il n’a plus rien d’éthéré.
Il est là, présence palpable, solidement installé, à l’écart des urnes régionales, départementales, cantonales, législatives, présidentielles… Il grossit, prend de telles proportions fantastiques, atteignant des sommets toujours plus élevés, que chacun s’inquiète, s’affole, cogite. Journalistes politiques, chroniqueurs, observateurs diplômés, spécialistes reconnus, y vont de leurs analyses chiffrées, tableaux statistiques à l’appui, détaillant les catégories socio-professionnelles, les tranches d’âge, les tendances de l’opinion, de gauche à droite, extrêmes ou modérés, sur dix ans, quinze, vingt.
Visages graves, concentrés, revenant aux vérités premières, aux principes sacrés de la « res publica » et de la démocratie représentative dans notre société moderne, ils incriminent le personnel politique, trop éloigné des gens, qui ne tient pas ses promesses une fois élu, facilement corruptible, toutes attitudes qui auraient révulsé l’électeur honnête, le contraignant, à son bulletin défendant, à choisir entre la plage, le cinéma ou la traditionnelle et puissante concurrente de toujours, la pêche.
Lorsqu’un micro lui est tendu alors qu’il évite rigoureusement les écoles, lycées, mairies et autres lieux de perdition démocratique, notre honnête électeur de droit qui se refuse à en user, énonce doctement ces reproches, y ajoutant, qu’en outre, tout ça ne sert à rien puisque on ne distingue nulle différence entre l’un et l’autre des candidats, par ailleurs toujours les mêmes, prompts à gommer leurs désaccords dès qu’il s’agit de s’allier pour conserver ou gagner un poste convoité. Et peu lui chaut que l’on s’avise de lui faire remarquer que l’offre politique, si l’on en juge par l’abondance des « flyers » déposés dans nos boites à lettres, présentant des candidatures jusque-là ignorées par les grands médias, donc par nous aussi, devrait pouvoir répondre aux revendications les plus inattendues, affichant, par exemple, pour l’une d’entre elle, un balai des plus traditionnels illustrant un slogan lumineux : « La liste qui vous débarrasse du système ». Votez pour une telle liste n’aurait-il pas été éminemment utile pour notre honnête électeur, comme pour ses semblables, si, vraiment, il voulait que « ça change » ? Si vraiment le coup de balai était ce qu’il désirait ?
La réponse de notre bonhomme ne se serait point fait attendre : cette liste antisystème n’avait aucune chance de passer. Certes. Mais pourquoi ? Parce qu’au lieu de voter pour elle, vous vous êtes abstenu. Oui, mais avouez que ce n’est pas crédible une telle liste, un tel programme ! Ah bon ? Les autres listes le seraient-elles donc, toutes celles que vous rejetez en bloc ? C’était à vous de rendre crédible cette liste au balai salvateur, non seulement en votant massivement pour elle, mais au-delà, en veillant à ce que les mesures à prendre pour ce balayage en bonne et due forme soient effectivement prises. Elire n’a jamais suffi. Il faut sans arrêt rappeler à l’ordre nos représentants. Mais encore faut-il s’intéresser à la chose. Qui lit les programmes ? Personne. Voter est devenu une corvée, on laisse ça aux minorités qui se sentent concernées. On n’aura plus qu’à les critiquer, qu’à râler, qu’à grogner et manifester notre ressentiment, ad nauseam.
Lors de la précédente élection présidentielle, au cours de laquelle Mr Macron a été élu avec une abstention massive, mais enfin, il a été élu, un candidat plaisait énormément. Ses prestations à la télévision étaient très appréciées. Nul doute que ce soit encore le cas dans un an pour la prochaine, puisqu’il vient d’annoncer sa candidature, Philippe Poutou. Oui, le personnage est naturellement décontracté de tenue comme de langage, revendicatif, honnête, avec la gouaille chaleureuse de l’ouvrier généreux. Il expose son programme révolutionnaire et assure qu’il est tout à fait possible de le réaliser. Pour un peu, on aurait envie de le suivre. Pour un peu… Car bizarrement, très peu de monde vote pour lui.
Et pire, les « classes populaires », dont il est censé être l’émanation et la voix, quand elles vont voter, de moins en moins d’ailleurs, ne votent pas pour lui. Il en allait de même pour cette brave Arlette Laguiller, populaire en tant que personnage, comme le fut aussi en son temps Georges Marchais dont les numéros enflammés face à ses deux complices de toujours, les Duhamel et Elkabbach, réjouissaient les foules pendant que son parti d’effondrait.
Notre époque se paie de mots. Tout le monde aujourd’hui se veut citoyen, républicain et engagé. On loue l’attitude citoyenne, l’acte républicain responsable, l’engagement humaniste, animalier, voire extra-terrestre. Cependant, on ne va pas voter. Les jeunes trouvent ça d’une ringardise absolue et contraignante. Voter, c’est un truc de parents, de vieux quoi ! A ranger au rayon des vieilleries sympathiques, comme la messe ou les bons repas familiaux, toutes choses qui ne les concernent pas. Eux ont autres choses à faire en matière de citoyenneté : manifester en singeant les gestes à la mode, les pratiques venues d’ailleurs, exotisme « fun » et colères « stylées », en communication intense et spirituelle avec la planète entière des révoltés qui s’emploient à repeindre les façades. Tout en se filmant dans l’exubérance narcissique de l’hédonisme contemporain.
Désormais globalisés dans un monde acquis au libéralisme, autrement dit, pour citer Leibnitz, désormais citoyens du meilleur des mondes possibles, aucune opposition n’est envisageable. Il faut enfin se l’avouer : la situation dans le monde occidental qui est le nôtre ne fait l’objet d’aucune contestation profonde, civilisationnelle. Le cadre libéral tient ses promesses, il est solide et bien accepté peu ou prou par tout le monde, à tel point que les luttes menées dans nombre de pays non encore intégrés, se font toutes au nom de la liberté. Liberté d’entreprendre, de commerce, de circuler, de se vêtir comme on le souhaite, d’afficher sa sexualité quelle qu’elle soit, de créer, etc. Les questions liées à l’égalité s’expriment : égalité femme/homme, égalité de droits, de salaires. Celles liées à la justice sociale sont prises en compte au sein d’organismes spécialisés. Ainsi en définitive, les élections sont devenues des moments où l’on peut changer d’équipe gouvernante. Ce n’est que ça.
Il ne s’agit plus depuis longtemps de grands chambardements, de bouleverser les structures en place pour en bâtir d’autres, d’envisager d’autres horizons, de nouveaux modes d’existence, une autre société humaine.
En fait tout cela peut se faire, et se fait, dans le libéralisme, comme son nom l’indique. Il suffit de constater combien notre monde a changé et change constamment sous nos yeux, à rendre vieux très vite, obsolète, tout ce qui paraît neuf et novateur. L’instabilité, l’insécurité, l’intranquillité permanente, sont les moteurs de nos vies, du mouvement, du bruit, de la circulation de flux, d’énergie, tels sont les caractéristiques d’un monde libéral qui repose tout entier sur cette fuite en avant incessante que l’on veut appeler « progrès ».
Dans ces conditions, je ne vois qu’une manière de supprimer l’abstention : supprimer les élections. Eu égard aux considérations exprimées ci-dessus, et partant du constat d’une clarté aveuglante que nos gouvernants gouvernent de la même façon, qu’ils soient de droite ou de gauche, avec de simples nuances de méthodes ou de sensibilité, il n’est plus nécessaire de sacrifier du temps et de l’argent aux simagrées électorales. Place au Monde Moderne !
Je m’explique. Nous supprimons donc les élections. En revanche, la nature démocratique ayant horreur du vide populaire, disposons de ce que nous avons tous en permanence à portée de la main : le téléphone portable, véritables sacs à malice numérique. Il suffit d’un clic pour donner son opinion sous forme d’un pousse levé ou baissé. Et nul ne s’en prive ! Un système pourrait être aisément mis en place prévoyant que tout au long d’une législature, nous donnions des notes, de un à dix, sur chaque mesure, acte, règlement, loi, dispositions, dûment appliquées ou simplement évoqués par les médias relayés aussitôt par les réseaux que l’on dit sociaux et que nous pourrions en l’occurrence baptiser, plus judicieusement, citoyens. Au diable la raison qui n’en finit jamais de raisonner, les lectures de programmes illisibles, fastidieux et sans conséquence, pas de « prise de tête », rien à craindre de ce côté-là. Nous laisserions parler nos émotions, notre spontanéité, dans l’immédiateté salvatrice et le soulagement bienfaisant qui en résulte. Sorte de « click and collect » politique.
L’aspect ludique pourrait se voir renforcé par des notes de comportement. Nous pourrions ainsi évaluer les attitudes, les manières de vivre, les actes de tel ou telle, sur la base des innombrables informations dont chacun et chacune dispose aujourd’hui : rumeurs, « on-dit », réputation, déclarations de « proches », meilleures feuilles de biographies journalistiques, témoignages imparables de personnes sous emprise désormais libérées et engagées, etc. Ensuite de quoi, en fin de législature, une moyenne générale serait calculée en fonction de laquelle l’équipe gouvernante, disons l’équipe bleue, serait soit confirmée dans ses fonctions pour une nouvelle législature, soit devrait céder la place à une autre équipe, disons-la rouge, qui se serait tenue prête en parallèle tout au long de la période. A partir du moment où l’équipe rouge accèderait aux manettes, elle serait aussitôt notée conformément au processus légal des notations.
Nous observons, en effet, aujourd’hui dans tous les domaines une frénésie de notations, l’appel au peuple à cet égard est permanent. Dès lors qu’on a fait un achat, qu’on a déjeuné dans tel restaurant, ou qu’on a eu affaire à son prothésiste, son dentiste, son garagiste, nous sommes requis pour donner une note ! Par conséquent les mentalités sont toutes prêtes à ce type de jugement, expéditif et anonyme comme il se doit. Et finit les week ends gâchés par un devoir civique contraignant !
J’ai parlé de législature mais, si vous m’avez bien suivi, ceci serait valable pour toutes les élections y compris présidentielles. Ainsi que pour les éventuels referenda que d’aucuns réclament à corps et à cris exigeant de les voir mis en œuvre tous les quatre matins. Comment les satisfaire le plus complètement possible autrement ?
C’est en y songeant que j’ai renoncé à l’une de mes premières idées en la matière : supprimer toutes les élections et poser l’obligation à l’équipe gouvernante de céder la place à une autre équipe concurrente à la fin d’un quinquennat par exemple. Et ce quel que soit les affaires en cours, les résultats négatifs ou positifs obtenus, ou les opinions de l’opinion publique. Une alternance obligatoire sans exception de quelque nature que ce soit. En même temps que les élections étaient abolies, étaient abolis, logiquement, les électeurs. Solution qui aurait le mérite de la simplicité et donc les faveurs des économistes, mais difficile à faire accepter dans notre belle contrée où le « râleur » est roi ! D’où l’idée de lui faire la place qui est la sienne, la première, en lui ôtant le désagrément bien compréhensible, d’avoir à se déplacer, chercher son numéro, attendre, se dissimuler en conspirateur derrière les rideaux d’un local exigu encombré de paperasse, et s’entendre appeler par son nom devant tout le monde (bien que, ces temps derniers, il n’y ait point à se plaindre de la foule, constatation devenu récurrente, sujet de ce modeste écrit…).
Certains, persuadés du civisme viscéral de mes concitoyennes et concitoyens, voudront que le vote soit obligatoire. Blague à part, c’est la solution belge. Et eu égard au nombre significatif de malades alités pendant les périodes électorales, certificats médicaux à l’appui, elle n’apparaît pas très satisfaisante.
D’autres feraient parler le bulletin blanc. Qu’il soit comptabilisé, que l’on en tienne compte pour éventuellement invalider une élection. Pourquoi pas ? Mais cela na résoudra pas l’inconvénient majeur décrit plus haut, se déplacer pour aller glisser dans l’urne ledit bulletin immaculé. Et à partir de combien en faudrait-il pour l’invalidation ? Que de discussions lassantes en perspective ! Et puis, il faudrait bien encore après, y retourner !
Non, croyez-moi, les systèmes électoraux ne sont plus supportés par les populations civilisées de notre temps. Ils ont eu leur importance, jadis et naguère, au demeurant plus comme symbole pour justifier une caste au pouvoir que comme réalité d’un peuple souverain choisissant son destin par une pratique démocratique assumée.
Maintenant que tout le monde a voix au chapitre et ne se prive pas de la faire entendre, maintenant que les individus se savent libres et égaux devant le droit d’entrer dans un magasin et d’en ressortir dûment équipés de pied en cap. Ou bien devant le droit de ne plus sortir de chez soi dès lors que l’on peut se vêtir, se nourrir, se rencontrer, travailler, s’aimer à la folie sur une échelle de un à dix, par écrans interposés, oublions ces corvées séculaires, survivances surannées des us et coutumes ancestrales.
L’Âge Electoral se clôt, naturellement, après les âges de pierre, du bronze, du fer. Tout passe, c’est ainsi, n’en déplaise aux grincheux nostalgiques. Ne prolongeons pas l’agonie, ce serait indécent. Les plaisanteries les plus courtes ne sont-elles pas les meilleures ? L’Homo Electoralis a vécu, voici le temps de l’Homo Mediaticus !
Gilbert Provaux – 4 juillet 2021
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