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"LES CORDES DE PAZUZU"

Dernière mise à jour : 28 oct. 2023


PREMIERE PARTIE - "D.S."


I


Ils aiment la mort à la folie. Ils aiment la donner et la recevoir. Ils aiment la crasse sur leurs corps négligés et la poisse du sang entre leurs doigts crispés sur les gâchettes ou sur les manches des poignards et des sabres. Ils aiment la guerre à la folie bien qu’ils ne soient pas des guerriers, seulement des meutes enragées, d’odieuses anomalies anthropomorphes, bêtes ratées que vomissent toutes autant les civilisations que la Nature.

Ils aiment le martyre à la folie, témoins d’un dieu vengeur, de souffrance pour eux et à infliger à tous les autres qu’ils haïssent. Un dieu exclusif, sans partage, qu’ils se sont inventés pour nier la vie, s’exclure d’elle, car ils n’ont aucune force pour en affronter la beauté aveuglante. Ils sont impuissants. Pour cela, ils le disent miséricordieux. Car il apaise le cauchemar de leur insignifiance.

Ils sont malheureux à la folie. Ce sont des brutes en toutes choses. Les femmes doivent se voiler, les hommes les violer. Les battre. Leur imposer la maternité, nombreuse, sans considération ni respect, pas même pour celles qui acceptent ces sentences, s’y soumettent avec ferveur et les suivent sur leurs pistes de douleurs.

Les miroirs leur sont insupportables car ils sont laids. Leurs songes immondes, dont ils frissonnent la nuit sur leurs grabats, se sont imprimés sur leurs visages de pouilleux hirsutes et s’y reflèteraient à coup sûr. Ils sont sortis tout droit d’un ventre profané au couteau, déjà prêts à l’exécration universelle et sans avoir été d’abord enfants.

Incultes, ils prônent un dieu à leur image qui, dans un ciel de cendres au-dessus du carnage sanglant, les justifierait en les recevant au creux de lits somptueux, tremblant de leurs pauvres désirs, auprès de vierges nombreuses et consentantes. Et ils n’auraient plus peur. Eux qui ne savent pas jouir sur Terre, de la Terre et de la vie…


Ceux-là, donc, jubilaient à cet instant. Brandissant vers les cieux qui fleuraient bon la poudre leurs armes victorieuses, ils gesticulaient, grotesques, autour des ruines fumantes de ce qui fut, peut-être, l’Esagil plusieurs fois millénaire où siégeait Marduk à l’ombre de la Tour de Babel. De la ziggourat effondrée, ne restaient plus que quelques blocs pulvérisés jonchant le sable du désert.

Sans rien chercher, ils n’étaient pas peu fiers d’avoir trouvé à une centaine de kilomètres de Mossoul, non loin du site de l’ancienne Assur, un ensemble de constructions plus ou moins enfouies, objets des recherches obstinées d’archéologues occidentaux chassés par la guerre qui n’avaient même pas eu le temps de ranger leur matériel. Aussi, trouvait-on çà et là dispersés par les explosions, les traces incendiées de leur campement, des pelles et des pioches, des pinceaux et de petits râteaux en piteux état.

Ils ignoraient tout de ces vestiges. Sauf qu’ils paraissaient d’une lointaine antiquité et représentaient d’insupportables évocations de temps idolâtres lorsque régnaient les divinités païennes abhorrées. Ils venaient de remporter une victoire sur ces âges que les mécréants voudraient voir préservés, pour la science, pour l’Art, pour l’Histoire ! Que sont ces notions pour eux qui ne veulent exalter que Dieu ? Rien.


"La Petite Tour de Babel" - Bruegel
"La Petite Tour de Babel" - Bruegel

Soudain, un grand cri s’éleva qui couvrit le staccato des mitrailleuses et la joie qu’il exprimait. Un cri formidable, terrifiant, un hurlement infernal qui jaillit des ruines, fit taire les destructeurs et blêmir leurs visages stupidement barbus. Le vent se leva faisant tournoyer le sable comme si le désert se soulevait pour fondre sur ces hommes. Les rafales étaient autant de coups de fouet cinglant jusqu’au sang les faces apeurées, plaquant au sol les corps écrasés comme sous le poids des blocs cyclopéens reconstitués. Les fuyards en panique ne pouvaient démarrer leurs véhicules ensablés et eux-mêmes se trouvaient ensevelis, la bouche pleine de poussières brûlantes.



II



Les militaires se tenaient silencieux. La patrouille de reconnaissance détachée sur les lieux par les troupes américaines au soutien des Autorités légales irakiennes, avaient procédé au décompte des morts. Plus d’un millier. Plus d’un millier de djihadistes inexplicablement exterminés par… Par quoi ? Au beau milieu du désert, des cadavres sanguinolents comme s’ils avaient été battus à mort, roulés, écrabouillés, dans le sable. Des ruines ; une anfractuosité qui s’ouvrait en profondeur parmi les pierres, Dieu sait sur quoi…

Les visages dubitatifs se relevèrent soudain vers l’hélicoptère qui se tenait au-dessus d’eux et dont le vacarme les surpris dans leurs réflexions. Ils s’écartèrent aussitôt et, avant qu’il ait proprement atterrit, ils distinguèrent une silhouette qui, sans attendre, avait déjà sauté et, tout en se voutant sous les pales du rotor, s’avançait rapidement vers eux. C’était une femme. Plutôt grande, bottée comme pour un concours d’équitation, les cuisses musclées moulées dans un pantalon clair. Sur les hanches, son ceinturon arborait deux étuis pour deux révolvers. Elle portait un vieux blouson d’aviateur avec un foulard sombre autour du cou.



"Gone Girl" - D. Fincher
"Gone Girl" - D. Fincher



Son visage nordique

surmonté de cheveux très blonds

coupés courts

et ses yeux magnifiques d’un bleu glacial

se plantèrent dans ceux du lieutenant commandant le bataillon.






. Eh bien ? l’interrogea-t-elle d’une voix sévère aux intonations graves émergeant d’une bouche bien dessinée aux lèvres pâles sur des dents parfaitement alignées, blanches comme dans les publicités.

. Eh bien… Madame, nous n’avons pas d’explications… Pour l’instant, je veux dire…

. Moi, c’est Mademoiselle. Je vous remercie. Venez, nous allons voir ce qu’il en est.


Suivie du lieutenant, elle voulut voir tout de suite l’anfractuosité. Elle s’y attarda longuement, essayant, à la stupéfaction générale, de se glisser à l’intérieur. Dommage, je ne suis pas équipée, regretta-t-elle bientôt. Les vieilles pierres retinrent son attention, elle y chercha des inscriptions.

Le lieutenant lui assura qu’il en avait fait autant, l’archéologie me passionne lui confia-t-il. Elle le toisa, puis s’avança vers l’amoncellement des cadavres des djihadistes. Elle en enjamba quelques-uns, s’accroupit auprès de certains autres, les examina attentivement.

Elle se redressa, jetant à nouveau un regard circulaire sur l’ensemble. A ce moment-là, quelque chose remua à ses pieds, tout doucement. Un djihadiste pas tout à fait mort tendit sa main armée d’une sorte de dague. Il allait frapper lorsque la femme d’un coup de talon lui écrasa le poignet. Puis, ramassant l’arme pendant que gémissait l’homme à terre, elle la jeta au loin. Et, sous les yeux médusés des militaires, elle se baissa tout en saisissant derrière elle sous son blouson un énorme couteau de chasse. Elle souleva la tête du djihadiste par les cheveux, il voulut lui cracher dessus mais, dans sa position, n’y parvint pas. Pas bonne ta dague, dit-elle, dans un sourire éclatant, en l’égorgeant d’un geste assuré de professionnelle accomplie. Bowie knife, plus sûr !

. Vérifiez qu’ils soient bien tous morts ! Je retourne à Bagdad. Merci de votre coopération Messieurs !

Elle s’engouffra dans l’hélico qui décolla prestement et s’éloigna dans le soleil, tandis que, parmi les dunes, un âne se hâtait sous les coups de cravache d’une vieille femme pressée.




III



Venues du désert à l’Ouest, les nuées s’assemblaient au-dessus de Bagdad, pressées par la violence de vents chamailleurs qui semblaient se disputer la direction à tenir ou l’espace à occuper. Chargés de sable, d’eau et de remugles de charognes, leurs tumultueux assauts, pour un instant encore retenus, n’en répandaient pas moins, en effet, une odeur âcre incommodant les populations comme un signal avant-coureur de catastrophe. Elles levaient leurs têtes, apeurées, se hâtaient vers leurs logis interrompant autant que possible leurs occupations extérieures.

Les militaires de la zone verte, où sont regroupés les principaux bâtiments officiels de l’Autorité légale du pays, redoutant quelqu’attaque chimique imminente, s’inquiétaient auprès de leurs officiers, eux-mêmes désemparés, occupés à essayer de joindre sans résultat des stations météorologiques en grande confusion.

Une lourde berline longue et noire franchit la Porte des Assassins sans ralentir au poste de garde. Les sentinelles avaient été prévenues. Elles n’eurent que le temps d’apercevoir sur la plaque minéralogique dénuée de toute indication chiffrée, la seule gravure de quatre lettres :

DSDS.


C’était un véhicule blindé aux vitres fumées dont le moteur grondait sourdement sa puissance hostile.


. Il est là ?

. Oui mon commandant. Le Général, flanqué de son aide de camp, l’attendait à l’arrivée de sa voiture, au pied des marches du Palais de la République. Laissant là son escorte de quatre hommes, chauffeur compris, il a suivi le Général qui l’a conduit immédiatement dans les appartements du Président où ils s’entretiennent en ce moment même. Voulez-vous que j’informe le Secrétariat que vous souhaitez vous joindre à leur discussion ?

. Inutile sergent, je vous remercie. Ma présence n’a pas été requise.

. Je croyais…

. Suffit ! Ne croyez rien. Dites-moi plutôt ce qu’il en est de l’autre ?

. Vous voulez dire, la femme ?

. S’il est là, elle ne peut pas être loin… Alors ?

. Eh bien, son hélico était annoncé, mais la situation météo est très dégradée, je ne sais pas si…

. Renseignez-vous. Et, sergent, si vous obtenez des informations, je ne sais trop comment, en bavardant ici et là, des rumeurs, que sais-je, sur ces deux-là…

. Je vous les rapporte sans délai. Confidentiellement.

. Vous m’avez bien compris.


Le commandant regagna son bureau perdu dans ses réflexions. Cet homme et cette femme avaient leurs entrées partout jusque dans les plus hautes sphères, auprès des puissants de ce Monde qui, semblait-il, se gardaient bien de les contrarier. On les voyait paraître et disparaître sur des affaires douteuses, dont nul n’aurait pu dire de quoi il s’agissait.

Nul non plus n’aurait su dire avec certitude qui ils étaient. A notre époque où chaque individu est répertorié, classé, numéroté, défini selon des critères de plus en plus indiscrets, de plus en plus intimes, comment se faisait-il que rien de précis, encore moins de sûr, n’ait pu être établi à leur propos ? Etabli et dûment numérisé ? Comment échappaient-ils au maillage de l’information ? Il s’en racontait des choses, oh oui ! Des sources d’ordinaire bien informées faisaient chou blanc, se contentant de relayer des bruits de couloir, des ragots d’officines plus ou moins secrètes, des propos anonymes souvent invérifiables. Ou bien émanant de personnages interlopes. Des pistes, parfois émergeaient de tout ce fatras, prometteuses, trompeuses, aboutissant à des impasses, faute de témoins, disparus, de documents, envolés, d’éléments tangibles, introuvables.

Le commandant était un homme d’ordre. Il n’aimait pas ce qui était à ses yeux inclassable. C’était perturbant. Non, il n’aimait pas ça. Comment pouvait-il être un bon soldat si des inconnus, surgit de nulle part, prenaient des décisions avec l’aval du haut commandement et des politiques, sans qu’il sache même de quoi il retourne et qui mène le bal ?

A travers les vitres de son bureau climatisé, le commandant regardait les cieux devenir de plus en plus noirs, traversés d’éclairs mauvais.

Il entendit un bruit lointain de mécanique. Sous le plafond de plus en plus bas des nuages, à travers les dernières clartés, il reconnut un hélicoptère approchant avec difficulté de la piste d’atterrissage. Le pilote faisait des merveilles pour résister aux bourrasques qui commençaient à souffler très fort. Les militaires se tenaient prêts à intervenir avec pompiers et ambulances. Cependant, l’appareil se posa sans encombre.

Le téléphone sonna.

. Mon commandant, l’hélico a pu se poser. Elle est là.

. Je sais. Merci.



Marduk
Marduk

IV


A peine Mademoiselle Diane Sankeur avait-elle posé son pied botté sur le sol que les dernières lueurs du jour s’éteignirent sous la couche encore épaissie des nuages, désormais saturée d’éclairs accompagnés par les grondements d’un orage qui s’annonçait mémorable.

Elle allongea le pas, ployée sous les rafales qui balayait tout sur leur passage. Le bruit de tôle derrière elle joint aux hurlements de militaires emportés, la firent se retourner, elle-même de moins en moins capable de tenir debout. Elle eut juste le temps de plonger droit devant elle sur les premières marches du palais de la République avant que ne s’écrase en morceaux virevoltant l’hélicoptère soulevé et broyé par la poigne des vents déchainés. Du verre éclaté et du métal en miette vinrent la frapper tandis qu’elle gravissait avec difficulté le grand escalier, épaulée par les gardes, sortis à sa rencontre et qui formaient une chaîne depuis l’intérieur se tenant les uns aux autres accrochés aux lourdes grilles de protection.

Des palmiers déracinés voltigeaient au-dessus des toitures bientôt arrachées. La ville entière de Bagdad était dévastée, sa population atrocement mutilée, saignée par une bise de fer chargée de sable qu’une main céleste impitoyable maniait comme autant de coups de cravache cinglant les corps à la recherche d’abris de fortune. La zone verte résistait mieux. Il y eut des vitres brisées, des hangars détruits, des véhicules écrasés criblés des impacts de la mitraille éolienne. Cependant, les principales constructions tenaient bon. Ce n’était pas pour rien que cette zone spéciale abritait l’ensemble des bâtiments publics, siège du gouvernement, résidences des dirigeants et quartier général des divisions américaines de soutien et d’assistance des forces irakiennes légales.

La pluie se mêla aux bourrasques.

Elle tomba dru, fracassant de fragiles verrières et les serres alentours. En quelques heures, le Tigre sortit de son lit.


Diane Sankeur avait rejoint son alter ego. Son partenaire. Celui dont on disait parfois

qu’elle était l’assistante ou que l’on prétendait sa maitresse en dépit d’une différence d’âge manifeste que l’on relevait sans pouvoir en tirer quelque conclusion que ce soit. De fait, nul ne savait ce qui les réunissait. Ils agissaient en duo et disparaissait en duo. Autant qu’on en puisse juger, il n’y avait pas de rapport nettement hiérarchique entre eux.

La prudence aurait voulu qu’ils ne s’approchassent pas des fenêtres de ce grand salon confortable au sein de l’appartement réservé aux hôtes de marque que la présidence avait mis à leur disposition. Pourtant, ils se tenaient côte à côte face au spectacle de l’extraordinaire tempête observée à travers les vitres.

. Voyez-vous la même chose que moi, Diane, dans ce déchainement des éléments ? Il me semble…

. Monseigneur, je…

. Damien suffira.

Elle lui sourit et se concentra sur le spectacle extérieur. L’intensité de la pluie ne faiblissait pas. Les colonnes de sable avaient fait place à des trombes d’eau qui s’abattaient, régulières en longs traits tracés au cordeau. Les toits dégoulinaient, les égouts débordaient, les trottoirs, les rues entières, inondées, disparaissaient dans une aqueuse nuit précoce.

. Il pleut des cordes, reprit-elle. Des cordes qui seraient parfaitement tendues entre le ciel et la terre, un instrument…

. Oui, confirma Damien. Pour un peu, nous aurions là, lorsque l’obscurité veut bien nous laisser voir à travers les éclairs, une lyre, ou mieux, une harpe liquide sur laquelle les doigts d’un musicien dément égrèneraient des gammes impossibles. Et par moment tapant rageusement sur ces mêmes cordes…

Ses yeux gris s’agrandirent, comme pour mieux voir à travers les éléments, au-delà des fenêtres couvertes de gouttelettes furieusement jetées contre les vitres, les ombres à l’œuvre sans retenue. Diane le regarda, voyait-il ce qu’elle croyait voir ? Elle se surprenait à ressentir encore aujourd’hui, après tant d’années, cette délicieuse fascination pour lui. Lui, Monseigneur Damien Sator de Saint-Jean, une légende à laquelle elle appartenait corps et âme par décret de la Providence, depuis qu’il l’avait sauvée, petite fille commençant à peine à marcher, en l’arrachant à l’autel où elle allait être sacrifiée. Et il l’avait recueillie, confiée aux amazones Kurdes du Rojava, qui le vénèrent, pour qu’elle soit élevée en guerrière sous sa haute main. Elle grandit en beauté et en force. Auprès de lui, elle apprit à aimer la beauté et la force. En toutes choses.

Damien Sator était grand. Un mètre quatre-vingt-dix ou douze. Sa minceur et les tenues noires qu’il portait inlassablement le grandissaient encore. Il se tenait toujours très droit. Mince mais bien bâti, il dégageait une impression de force naturelle et d’assurance tranquille. Son visage buriné conservait une certaine finesse de traits où se lisait une approche distanciée de l’existence. Son âge, nul ne le savait. Sûrement plus de cinquante ans, peut-être soixante, d’aucuns prétendaient soixante-dix, soixante-quinze, les conjectures allaient bon train chez celles et ceux qui l’avaient approché. Ses cheveux blancs sauvagement taillés en épis poussaient dru sur sa tête. Il y passa ses longs doigts et la regarda à son tour.

. Je crois bien voir ce musicien, dit-elle. Il virevolte à travers la pluie. Ce démon joue une partition mortelle, Damien ; à peine a-t-il été libéré de son sommeil par ces affreux crétins islamistes.

. Un monstrueux papillons de nuit qui volette entre les cordes, vibrantes sous les coups de ses pattes griffues. Nous allons devoir nous en occuper ma Chère Diane…

. C’est certain ! S’exclama-t-elle, éprouvant une délicieuse montée d’adrénaline.



"Ruines" - J. Koudelka
"Ruines" - J. Koudelka

FIN DE LA PREMIERE PARTIE...



Gilbert PROVAUX

2021

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