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"LE MALAISE"

Dernière mise à jour : 28 oct. 2023

Là-haut, scintillaient les étoiles. Ainsi que dans son regard étincelant de leur reflet. Il eût un frisson. Ce n’était pas le froid, la nuit d’été était si belle, si chaude ; pas la peur non plus, mais le malaise. Le malaise de toujours qui revenait de loin en loin taraudant ses nerfs sensibles.

Il regagna sa maison, abandonnant le jardin à l’obscurité douteuse, jacassante, insupportable. Il tira les rideaux et s’enferma dans la bibliothèque aux milliers d’ouvrages sur des étagères surchargées. Il avait lu tous les livres, y compris ceux qui n’existaient pas, les interdits. Il savait depuis longtemps que l’humanité, la Terre, l’Univers n’étaient pas ce que d’aucuns croyaient. La foi était ridicule et la connaissance réputée scientifique ne valait pas mieux. « Nous sommes encore dans la caverne de Platon, esclaves enchaînés contemplant les ombres mobiles et immobiles des choses. Prisonniers du sensible nous ignorons l’intelligible. Et nous prétendons dominer le savoir, nous poser en maîtres et possesseurs de la Nature. Bouffonnerie ! Nous sommes de constitution débile et paresseux de l’intellect ! » Maugréait-il pour lui-même.

Il était écrivain. Il était oublié. Ses éditeurs le laissaient tranquille, à tel point que depuis des années, ne sachant plus rien de lui, ils ne s’en étaient plus souciés. Et lui, n’avait plus le goût du public, si d’aventure il l’avait jamais eu, ni des publications, qu’on le considérât plutôt mort que vivant l’indifférait absolument. Il existait là, chichement, dans sa maison tout à fait isolée, de pierres et de bois bâtie pour un confort relatif, obstinément à l’écart.

Ce qu’il avait voulu, jadis, transmettre à travers ses œuvres, le malaise, n’avait pas été perçu. Mal lu, incompris par ses lecteurs les plus fervents, qui avaient réduit les éléments tangibles de ses recherches à de pauvres notions ésotériques, il en avait conçu un ressentiment douloureux. Accablé par l’impéritie de ses adorateurs, il s’était rendu à l’évidence d’une dégradation. Une décadence des vues les plus hautes dans l’ordre de l’esprit, est inévitable dès lors que la populace s’en empare. Et qu’y a-t-il d’autre que la populace ? Les âmes cultivées ? Populace encore que celles-là ! Plus viles par leur vanité redoutable !



Il s’était débarrassé de ses chats, uniques créatures qu’il aima dans sa vie de solitaire ombrageux. Il ne supportait plus leurs yeux qui lui renvoyaient l’image de sa détresse et la confirmation de la justesse de ses intuitions indicibles. Ils étaient indubitablement les agents infiltrés auprès de lui sous cette forme domestique pour l’observer, scruter ses faits et gestes, découvrir ses buts ; rendre compte et manigancer contre lui.

Sur une impulsion, il quitta son fauteuil avançant lentement vers un coffre de bonne dimension, ouvragé de formes étranges dont les serrures compliquées ressemblaient à des bouches tordues aux crocs démesurés dans lesquelles il introduisit chaque clé. Après ouverture, une couverture sombre qu’il souleva révéla un bric-à-brac entassé là dont la vue provoqua un rictus de dégoût et, au coin de ses lèvres, ce tic nerveux prompt à se manifester en manière de signal d’alarme intempestif. Il se surprit à caresser de ses doigts maigres un gros galet gris taché de lichen verdâtre. Mais ce n’était pas du lichen, c’était une empreinte. Elle était toujours là. Pour quelle raison aurait-elle disparue ? Cette main amphibie, cette effroyable patte antédiluvienne dont le galet roulé par les flots incessants avait retenu la trace…Pour qu’il la découvre ! Pour qu’il sache ! Lui !


Lovecraft By Mike Mignolia
Art By Mike Mignolia

Il le reposa vivement, s’écorchant tout près aux épines du diodon gonflé comme une baudruche de foire. Il lécha machinalement l’égratignure tout en se redressant. La face grotesque de ce poisson vide trop commun pour ne pas inquiéter, il ne voulu pas la regarder. Il ne voulait pas la voir, il ne la voyait pas. Pourtant, il savait qu’elle s’animait. A l’instar de l’ensemble des objets imprudemment rassemblés dans ce coffre, elle remuait. Imperceptiblement, vicieusement, tout s’agitait, rampait, tout aller sortir, tout sortait et s’insinuait en lui. Comme cette odeur insupportable qui monta, envahissant ses narines. Et jusqu’à ce clapotis lugubre qui assaillit ses oreilles en même temps. L’iode ! L’eau salée, la Mer ! L’horrible clapotis des ports, par les langueurs nocturnes, contre les quais désertés, lorsque les pas spongieux, alourdis de vases infectes, laissent des traînées gluantes et que des corps adipeux se risquent jusqu’ici. Il fut pris de nausées. Leur pestilence exécrée, il la sentait soudain saturant l’air ambiant. Ils étaient là. La réalité de l’Univers était là, hostile !

D’un geste brusque, il referma le coffre. Quelle folie l’avait saisi une fois de plus ? Il savait pourtant. En définitive à quoi bon savoir ? Ce n’était plus une question à se poser. Nauséeux, il revint à son siège, s’y blottit sous un vieux plaid cramoisi. Ses maux de tête le reprirent, il y était sujet. Il ferma ses paupières.

Il les rouvrit avant l’aube. Est-ce qu’on grattait à la porte ? Il se leva précautionneusement. A pas compté sur l’épais tapis persan, il alla écouter contre le panneau. N’était-ce point une sorte de ricanement hideux qu’il entendait derrière ? Ou bien, ce n’était pas derrière ? Peut-être plutôt dans la cage d’escalier qui menait aux chambres, plongée dans l’obscurité. Une marche n’avait-elle pas craquée ? D’odieux chuchotis d’enfants dégénérés aux feulements de chattes se rappelaient-ils à sa mémoire involontairement sollicitée ? Dans le noir, au pied de l’escalier, il tendait l’oreille. Tout ça ne pouvait être que dans sa tête. Il savait, et alors ? Il n’y pouvait rien. Quelle importance, pour eux, qu’il sache ? Pourquoi aurait-il à craindre de leur part ?

Il s’installa à son bureau, les mains à plat, perdu en ses pensées. Puis, du fond d’un tiroir, il exhuma un vieux grimoire à la couverture usée, sans titre ni nom d’auteur. Il hésita. Enfin Il l’ouvrit à une certaine page. Psalmodiant en silence sans difficulté les mots d’une langue inconnue, il entrevit une fois encore les portes imposantes couvertes de symboles noirs sur noir.



Et qui bientôt s’ouvrirent en grinçant sur l’Espace immense. Le Cosmos. La matière dilatée. Le mensonge de notre histoire. Le Néant n’est pas le rien, il est le Tout. Tout en provient, tout s’y résout. Il est habité de doutes et de chagrins, de lamentations odieuses et de visions infernales. Un océan le recouvre et le découvre, à certaines heures, libérant les entités monstrueuses du Malaise.


Il ânonna la formule mais il était trop tard. Les deux battants de la porte ne se refermaient pas. Il prétendit écrire une dernière fois, s’empara d’une feuille de papier, griffonna quelque chose : « Pourquoi ? ». Non, ce n’était pas ça. Il ratura ce mot. Il se retourna. Tout c’était effacé autour de lui. Alors rageusement il écrivit en majuscule un nom. Et se mit debout.


Il s’enfonçait dans le sable atrocement chaud et humide. La mer montait tout autour de lui. D’immondes viscosité le frôlaient, malsaines. Il tremblait de tous ses membres pris de convulsions dans l’eau salée tiède qui l’avalait doucement. Il entendait le murmure bourdonnant autour de sa tête de milliers d’insectes invisibles avant que d’être englouti.


PROVIDENCE, ultime et dérisoire incantation, ce nom qu’il avait écrit.



Art By Giacomo Carmagnola

Gilbert Provaux – Mai 2019 – In Mémoriam HPL



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1 comentario


christian.provaux
christian.provaux
18 sept 2019

Très bon exercice de style qui s'appuie sur ce que je connais de l’œuvre de Lovecraft, c'est parfait ! J'aime beaucoup la notion de malaise, qui est peut-être bien pire que l'horreur - Mais qui s'approche je crois, de la notion d'épouvante. Une notion selon mon cœur, mais ça, tu le sais. C.

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