Thriller Fantastique Egyptien - PARTIE 2
Dans le taxi qui me conduit, je me remémore la séquence.
Nos appartements sans être contigus se trouvaient sur le même palier, au cinquième étage de l’immeuble. Après la scène qui venait de se dérouler chez moi à mon retour du cabinet où j’exerçais, je sortis en claquant la porte. A cet instant précis, mon frère était dans le couloir. Il me dévisagea, l’air inquiet et recula vers les ascenseurs. Je m’avance à sa rencontre. Je devais avoir une sacré sale gueule puisqu’il se jette sans un mot dans la cabine avant qu’elle ne se referme. Eh ! Criai-je. Je m’élançai aussitôt à sa poursuite par les escaliers. Dans la rue, je l’aperçois qui disparaît dans la circulation en direction du quai. Mon frère était plutôt costaud mais pas bon coureur, l’inverse de moi. Je le rattrape peu à peu, l’appelle, il se retourne. C’était une heure de pointe, les véhicules innombrables nous séparaient comme un fleuve en crue. De mon bout de trottoir je lui criai de m’attendre, qu’il fallait juste qu’on discute. Il reculait dangereusement vers le Nil dans son dos. Je l’entends encore hurler qu’il n’avait rien fait, qu’il me le jurait ! « Tu ne me crois pas hein ? Faut-il que je me jette dans le Nil pour t’en convaincre ? » Ajouta-t-il, totalement hors de lui. « Tu ne sais pas nager ! Ne fais pas l’idiot ! Allons viens là ! » Lui criai-je au dessus du vacarme. « Tu es sûr ? Je ne veux pas de ça entre nous ! Comment allons-nous continuer…», il ne se contrôlait plus. « Tu es mon frère, ça compte ça non ? Il n’y aura pas de conséquence pour toi, ne t’en fais pas ! Allons boire un verre quelque part, reprenons nos esprits ! ».
Il fit un geste, à ce qu’il m’a semblé, au-delà des voitures, pour avancer vers moi. Puis, tout est allé très vite. Un klaxon strident s’est déclenché devant lui. Une petite fille en panique s’est mise à courir après un grand chien noir bondissant sorti de je ne sais où. Mon frère au bord du quai a voulu l’esquiver, il s’est pris les pieds dans les aussières qui trainaient là retenant les bateaux à quai. Et j’entendis son dernier cri de désespoir tandis qu’il disparaissait de ma vue pour sombrer dans les eaux du Nil comme une grosse pierre. Des hommes qui se trouvaient encore sur leurs felouques parvinrent à le tirer de là pendant que j’appelai les secours. Ils l’emmenèrent inconscient, une vilaine entaille ensanglantée à la tête. Il s’était cogné la tempe en chutant sur le rebord d’une marche qui descendait dans le fleuve. Il mourut dans l’ambulance. Je regagnai mon appartement, bouleversé. En colère.
Le taxi me dépose, je suis arrivé. Il est pris d’assaut par un groupe de touristes échauffés. Je crois comprendre que certains d’entre eux ont été agressés, ou se sont fait piquer qui un caméscope, qui un Smartphone, un autre se serait fait arracher sa « banane » renfermant son argent liquide et, plus grave, son passeport. Ils cherchent un commissariat. Je paie ma course, et un peu plus, au chauffeur, qui me gratifie d’un large sourire et me demande si je souhaite qu’il m’attende sans s’importer plus que ça de la meute angoissée qui l’entoure. Je le remercie, le salue d’un geste et m’éloigne parmi les innombrables fidèles qui montent vers la mosquée pour la prière imminente. Nous sommes vendredi, cinq heure du soir, personne ne fait attention à moi. Ma tenue est quelconque, jean vieillot, baskets peu reluisantes, tee-shirt et petite veste en lin vaguement beige, je n’ai rien de très remarquable. Cela vaut mieux car je vais pénétrer dans la Cité des Morts.
C’est un souk. L’heure de la prière vide les ruelles couvertes de toiles de tentes sous lesquelles tout un bazar s’est installé. Je déambule pendant je ne sais exactement combien de temps. J’arrive sur une esplanade à ciel ouvert. Des gosses jouent au ballon. Un coup de pieds magistral le propulse contre un tombeau dont la grille vibre sous le choc. Cela ne paraît pas gêner les quelques-uns accroupis qui prient dans l’allée le front au sol dévasté. Plus de place à la mosquée du lieu, sans doute. Je m’appuie à une sorte de rampe qui domine plus ou moins cette partie du cimetière. Je ne pourrai pas en faire le tour, il s’étend à perte de vue sur des kilomètres carrés. Il s’agit véritablement d’une ville dans la ville, où se sont installés des vivants qui disputent aux morts leur espace millénaire. Dans le plus ancien des cimetières du Caire, les morts ne dorment plus tranquilles. Des vivants loqueteux et moins loqueteux y tiennent boutiques, retapent les sépulcres les moins abîmés, aux façades décrépites mais toujours debout, pour s’en faire un abri. Certains de ceux-ci prétendraient plutôt en exagérant à peine au riad d’un richissime mort-vivant. Rien ne se perd, ici tout se transforme, l’art de la récupération ! Les gens reviennent, prière terminée. Ici, des hommes s’attroupent pendant que le coiffeur se prépare. Il coupe les cheveux, taille les barbes. De l’eau sort d’un tuyau raccordé à des canalisations de fortune. Plus loin, des femmes pendent du linge à une corde tendue entre deux tombes somptueuses.
Que diraient les Califes qui se trouvent dessous s’ils se réveillaient ? Les sépultures ne sont pas vraiment profanées. Si, un peu quand même ; on peut avoir l’impression qu’elles sont, en fait, vivifiées.
Les morts sont gens sans histoires, me dit un vieux maraîcher que j’aide à soulever sa carriole pour lui faire grimper quelques marches, seuls les vivants nuisent aux vivants. Il rit, et je ris avec lui. Pourtant, je sais qu’à la nuit tombée, ce n’est plus si sûr. Il pense qu’à la nuit tombée, je ne serais plus ici. Il me prend pour un touriste, ce que je suis peut-être au fond. Un touriste d’un genre particulier, qui cherche quelque chose ici, particulièrement à la nuit tombée.
J’erre dans cet espace encombré de constructions mortuaires, baroques. Des tapis sur une dalle sont étalés à côté d’un jeune homme propre sur lui qui semble marchander âprement avec un interlocuteur à l’autre bout de son smartphone. Il s’emporte. Et je bute contre une tombe dégagée, celle du chanteur star des années cinquante, soixante, Farid El Atrache, enterré là avec sa sœur Asmahan. Cela me rappelle une soirée fameuse, très alcoolisée, vautrés avec des amis femmes et hommes sur des divans langoureux, à écouter dans la fumée des cigares, la voix modulée du chanteur qu’Ahmed avait enregistré sur cassettes pendant un concert… J’aperçois près d’un mur élevé comme une enceinte un authentique enterrement. Tiens, on enterre donc encore ici ? Et, apparemment, ce n’est pas un pouilleux qu’on met dans le trou. Je m’assieds un instant. Le cimetière a conservé sa fonction première. Pauvres et riches s’y retrouvent à la même enseigne, si ce n’est au même prix…
Je reprends mon errance. Sur une placette devant un ensemble d’habitations savamment bâti à partir de tombeaux monumentaux ruinés, des mères encombrées de bambins crasseux s’activent pour le repas du soir. Et moi, je m’enfonce encore dans la nécropole, Cour des Miracles entre ce monde, et l’autre… Aurai-je alors retrouvé mes traces à travers les années ? Les vivants construisent pour les morts des demeures vouées à durer. Oui, je m’y reconnaîtrai. N’avais-je pas, alors, grossi les rangs de ces formes qui remuent dans l’obscurité sans se parler qu’en chuchotant, trainant derrière moi un bien encombrant fardeau, comme elles le font aussi parfois ?
Plus j’avance, plus je m’oriente facilement. Les bas-fonds de la Cité fatale me happent. Il fait encore clair sous les étoiles cependant que les ombres prennent possession des lieux. Mendiants comptant leurs piécettes sous un portique, éclopés vrais ou faux, fantômes de fantômes. De la musique me parvient encore. Les gammes orientales s’expriment à haute voix accompagnant les ultimes palabres autour du thé à la menthe. Bientôt je n’entendrai plus rien que des murmures, des raclements de gorges, des négociations discrètes autant qu’odieuses. Des voyous sont là. Des dealers avec leur clientèle décavée, tremblotante sur les dalles lézardées. Des voleurs viennent se cacher. Les vivants honnêtes d’ici prétendent que toute cette faune noctambule n’est que truanderie de mécréants, des étrangers venus de la ville, enfin de l’autre ville… De brusques cavalcades et quelques rires étouffés me renseignent sur le chemin que je dois prendre. Me tenir à l’écart, poursuivre ma route dans la nuit. Certains ont disparu à jamais, ici. C’était pour cela que je m’y étais aventuré. Idée fausse, une certaine avait reparu.
Je ne devrais plus être loin. Qu’est-ce que tu fais là toi ? Je viens de bousculer une petite fille que je n’avais pas vue. Elle a fait tomber quelque chose à mes pieds. Deux figurines que je ramasse. La gamine m’observe de ses yeux braqués sur moi. Elle n’a pas l’air de protester ni d’avoir mal quelque part.
. Veux-tu les garder ? Me demande-t-elle avec assurance. Je regarde de plus près les objets, un scarabée sculpté dans une pierre blanchâtre et Bastet, la déesse à tête de félidé, une chatte assise, en l’occurrence, taillée grossièrement dans du plâtre recouvert d’une coloration noire.
. Tu en veux combien ?
. Fais ton prix, répond-elle fermement.
Je ne veux pas discuter. Je fouille dans ma poche, en extrait un billet de 200 livres égyptiennes que je lui donne, une fortune pour elle, alors que pour moi cela ne représente que dix malheureux euros. Elle est satisfaite. J’empoche les bibelots. Mais elle ne s’en va pas. Je lui dis merci, rentre chez toi maintenant, il fait nuit, tes parents doivent s’inquiéter…Non, elle ne bouge pas. Dans sa robe de chiffon clair orné de fleurs que je dirai bleues, maigrichonne, sa tête crépue levée vers moi, elle sourit et je sens sa petite main fraîche s’emparer de la mienne.
. Je sais où tu vas, viens, me dit-elle.
Et je la suis.
IV
Je n’aurais pas pris ce passage. Je commençai pourtant à me repérer. Ce n’est pas par là lui sifflai-je entre mes dents et en tirant sur son bras, en vain. Par où me conduit-elle ? Comment peut-elle savoir ? Elle n’a pas plus de dix ou onze ans. Je voudrais qu’elle me lâche. Mais elle me tient ferme. Par des voies tortueuses elle m’entraine en de longues courses à travers les caveaux. Puis elle ralentit, elle tourne à gauche ou à droite. Elle me perd en ce dédale nocturne où par instant une lune brillante nous éclaire brusquement. Nous ne croisons personne. Emergeant d’un chemin de pierraille, entre des tombeaux aux plaques effondrées, sous des murs éventrés, la petite me laisse devant un gouffre d’obscurité totale. C’est là, elle m’a amené à bon port. Elle m’y abandonne, apparemment. Car elle s’éloigne de moi, à reculons. Son petit index posé contre sa bouche m’intime l’ordre de me taire. Elle traverse un bandeau de lumière lunaire et je distingue à peine sa silhouette gravissant un escalier de pierre au flanc d’un bâtiment énorme, tombe démesurée, bloc de nuit totale, totalement opaque. J’aperçois encore, pourtant, sur cette noirceur, sa petite robe claire atteignant une avancée au bout des marches, au-dessus de moi. Une terrasse ? Non pas. Un balcon. Où elle disparait à ma vue.
Moi, Je suis arrivé. Et moi, je ne monte pas. Il me faut descendre au contraire, en tâtonnant, dans ce boyau de quelques volées de marches taillées dans le roc. A la lueur de mon téléphone portable, que j’ai rallumé pour ça et où je vois que mon vieil ami Ahmed, le policier a laissé plusieurs messages, je m’enfonce dans ce tombeau, comme je le fis une autre nuit, il y a sept ans. Je parviens assez vite à un long tunnel incliné vers le bas. La voute au-dessus de ma tête me semble très élevée. Sous mes pieds, de la terre battue jonchée de traces de piétinement. Il y en a qui sont venus ici ou qui ont l’habitude d’y venir. Et puis, la police y a fait une descente, découvrant la momie de mon épouse. Au bout, il y a des torches allumées. J’éteins mon portable, je ralentis mon pas. Je risque un coup d’œil furtif : une petite salle éclairée aux flambeaux et dont les parois sont recouvertes de hiéroglyphes dont je ne me souviens pas. Le mur opposé au tunnel d’où j’émerge comporte une ouverture rectangulaire plus haute que large. Au-dessus, est gravé un scarabée, symbole de renaissance. C’est alors que j’entends les voix.
Viennent-elles de derrière moi ou de devant ? J’avance en quelques enjambées prudentes vers cette autre salle. Et m’arrête net. Ils sont tous là ! Ils me tournent le dos à l’instar de l’officiant qui lève ses bras maigres ornés d’anneaux de métal, tendus au-dessus de son crâne chauve, vers une gigantesque statue d’Inpou, nom proprement égyptien d’Anubis ainsi que me l’avait signalé mon frangin en son temps. Manifestement, il s’agit d’une cérémonie. Profitant de leurs dos tournés, je me glisse derrière eux. Leur marmonnement incompréhensible, grave comme des milliers de barytons à l’unisson, couvre le bruit de mes pas. Et la chance me sourit car il y a immédiatement sur ma gauche un sarcophage endommagé derrière lequel je me dissimule entièrement tout en ayant la possibilité de jeter un regard furtif de temps à autre. Mise à part le prêtre, appelons-le ainsi, dont la tunique est blanche, tous les fidèles portent une robe noire. Et tous les fidèles se sont affublés de masques identiques noirs aux oreilles fines dressées.
Je parierai volontiers que ce n’est pas celui de Batman, mais que si l’un se tourne, je verrai assurément le museau pointu d’Anubis orner sa face.
Puis, le Prêtre contourne l’autel sur lequel j’aperçois une forme allongée. Il fait face à son public dont le premier rang soudain s’agite pour l’assister. Une odeur forte monte depuis la base de la statue, en même temps que de la fumée. Cela vient d’un récipient, sorte de grande baignoire dans lequel clapote un liquide remué par deux assistants au moyen de longues perches de bois. Un autre roule une desserte sur laquelle sont alignés divers instruments sur lesquels joue la lumière des torches. Ils ressemblent à des instruments chirurgicaux. Je ne me trompe pas. Le prêtre d’un geste sûr brandit un scalpel, incise le corps, je ne sais s’il s’agit d’une femme ou d’un homme, peu importe au demeurant. Pendant ce temps, quatre ou cinq « Anubis » disposent à ses côtés les vases canopes où sont recueillis les organes, foie, poumons, viscères. Je trouve les mots facilement, j’ai reconnu la cérémonie mortuaire selon le rite ancestral dont mon frère m’avait expliqué le détail. Alors je sais que le cœur, siège de l’âme, lui, sera conservé à sa place dans le thorax. Le cerveau, pour sa part, sans valeur spirituelle particulière pour les égyptiens, sera extrait par le nez au moyen d’une longue pince qui l’aura préalablement réduit en bouillie, évitant ainsi d’endommager le crâne que l’on remplira de résine. Myrrhe, épices, tissus viendront combler la cavité pratiquée dans le corps.
Ces opérations délicates effectuées, celui-ci est bientôt plongé dans le bain dont j’ai parlé, c’est le natron pour la dessiccation des chairs. Je regarde tout cela sans en perdre une miette, horrifié, fasciné. Ma femme est donc passée par là. Par toutes ces étapes du cycle de la mort de l’Egypte des pharaons, je m’attends à voir surgir sous ce plafond bleui orné d’étoiles, la barque d’Amon pour le voyage ultime. Je perds peu à peu la notion du temps et du danger potentiel pour moi si je suis découvert. Car je suis presque entièrement sorti de ma cachette sous l’aiguillon de la curiosité. C’est là que j’avais déposé en cette nuit funeste, dans ce caveau alors vide, le cadavre de Nesserine, l’abandonnant à l’oubli mais ignorant de quelles attentions bien dignes d’une Reine elle serait l’objet. La folie te guette ! Pensai-je, te voilà bien près de rejoindre cette légion de fous abjects ! Je reculai, dans l’ombre et repassai dans la salle précédente bien décidé à m’enfuir très loin. Je courus jusqu’en haut des marches. Je sentais sur mon visage enfiévré l’air frais du dehors m’apprêtant à m’éclipser comme je pourrai de cette Cité des Morts, lorsque je m’immobilisai. Au moment où j’allai sortir, une vision me figea sur place.
La lune large et parfaitement ronde éclairait la façade où la petite fille avait disparu en atteignant le balcon. Maintenant, la petite fille était là, tenant par la main un être d’une taille très supérieure à la plus haute taille qu’un humain puisse atteindre. Une silhouette entièrement noire, aux bras et aux poignets exhibant des bijoux dorés. Un pagne formant un trapèze jusqu’aux genoux enserrait ses hanches. Autour de son cou pendait la croix de Ankh. Et son visage était celui d’un loup d’ébène, d’un chacal au museau effilé surmonté de larges yeux humains en amande, maquillés de khôl. La fillette lui parla et lui, Inpou, ou Anubis, lui répondit. J’écoutai ; mieux, je compris ce langage inouï venu de la Nuit des Temps.
. Que regardes-tu Seigneur, tourné ainsi vers l’Ouest ? Les étoiles filantes ? La lune pleine ? demandait la gamine d’une jolie voix candide.
. Nout est très en beauté, répondait de sa voix caverneuse mais douce son divin comparse, mais ce n’est pas Elle que je contemple. Ne devines-tu pas, enfant, vers où me portent mes yeux à travers cette nuit et comme tant de nuits ?
L’enfant levait la tête pour lui répondre. Son sourire malicieux disait :
. Bien sûr je sais !
. L’Occident ! Reprenait-il. Voilà ma ligne de mire. L’Occident ! Où se trouvent, sur la rive opposée du Fleuve Sacré, nos tombeaux profanés, vides, désormais envahis de peuples, avec les dépouilles de nos Rois et de nos Reines exposées aux rires comme à la stupidité des esclaves, de leurs scribes et de leurs savants philosophes ! Toute décence a disparu. Ne reste que la Mort, mon domaine.
. Il faut à présent descendre Mon Seigneur, pour la pesée des âmes, lui murmura tendrement la gamine.
. Alors… Descendons.
Ils descendirent et vinrent sur moi. Je m’empressai de regagner le caveau où j’espérai ne pas voir remonter les participants masqués de la cérémonie souterraine. Avant de reprendre le tunnel, j’avisai un réduit sous l’escalier où je me terrai. Anubis et la petite passèrent sans avoir l’air de se soucier d’être vu ou pas. J’attendis un peu et les suivis. Les fidèles s’inclinèrent et s’écartèrent en silence au passage du dieu. Tandis que la fillette se postait à l’écart, il alla droit à la victime sortie de son bain de natron et allongée de nouveau sur l’autel où les bandelettes étaient préparées. Il posa sa main gauche aux longs doigts sur la poitrine du corps inerte qui se redressa instantanément et, de sa main droite, il saisit à son cou la croix de Ankh soudain étincelante, métamorphosée en une balance d’or pur. Je ne compris plus les paroles prononcées, j’eu le sentiment d’être sacrilège, l’impression que mon visage prenait feu, que tout mon être se consumait. Alors je m’enfuis. Je courus une course folle, arrivant à l’air libre. Et courus encore avec des allures de dément, jusqu’à sortir de cette ville sournoise, réintégrer au plus vite la ville des vivants.
V
Mon cher Ahmed Fami me considère avec sa bonhomie coutumière. Je lui raconte que, bêtement - mais qu’est-ce qui m’a pris - j’ai voulu voir où mon épouse avait été retrouvée par ses services, à quoi ça ressemblait, me faire une idée… Oui, je sais bien, c’est idiot… Il comprend. Il s’est tout de même fait du souci ne me voyant pas à son bureau comme il était prévu et ne répondant pas à ses messages téléphoniques. Je n’avais plus de batterie, arguai-je…
Il n’était pas en colère contre moi, juste un peu attristé. Il m’invita à déjeuner au « Fallafel », ce restaurant réputé au Caire pour sa cuisine orientale haut de gamme, il savait que je l’appréciais particulièrement. L’atmosphère à l’intérieur n’avait pas changée. Lumière diffuse, beaucoup de monde, quelques tablées de touristes sur des trépieds de bois, la réputation du Fallafel a passé les frontières. Le patron s’empressa auprès de nous, nous installant dans une alcôve à l’écart de l’agitation. Ce fut un moment très agréable, la cuisine était toujours délicieuse, le vin capiteux et la conversation avec mon vieil ami policier intéressante et bon enfant. Des souvenirs lui revenaient de notre bon vieux temps. Il prenait garde, je le sentais, de ne pas évoquer les événements dramatiques qui m’avaient poussé à quitter l’Egypte, il y avait sept ans. Néanmoins, il fut bien obligé d’y revenir alors que nous dégustions les pâtisseries.
Ahmed a classé le dossier du meurtre de mon épouse. Il me l’annonce avec un léger soupir. Une bonne chose de faite semble-t-il me dire. Il a déféré le coupable, un frère musulman, devant le juge. Le dossier a été ficelé avec soin. L’inculpation suivra sans difficulté et la condamnation ne fait aucun doute. Cependant, et sans qu’aucun lien de quelque nature que ce soit ne doive être fait, m’affirme-t-il, entre cette conclusion de l’affaire, et ma présence ici, il ne croit pas que je veuille prolonger mon séjour. Il ne me chasse pas, dit-il en riant, loin de là ! Si je souhaite rester, je peux, évidemment et avec plaisir… Mais il sait combien il doit être douloureux de raviver en ces lieux des blessures probablement jamais tout à fait cicatrisées. C’est toi le psy, après tout, tu sais ça mieux que moi ! Il a mille fois raison ! Je le lui proclame chaleureusement. Je lui confirme que j’avais déjà prévu mon billet de retour en France. Ce sera demain matin. Ah, tant mieux, tant mieux, s’exclame-t-il. Puis, il me précise qu’il s’est renseigné et a pris l’initiative de faire embarquer sur mon vol, le cercueil scellé dans lequel repose mon épouse. Y verrai-je un inconvénient ? Certes non, il a devancé mes désirs les plus sacrés ! Il viendra demain me chercher à l’hôtel pour me conduire à l’aéroport, ça lui fait plaisir…
J’essaie de refuser, un taxi m’y conduirait aussi bien. Pas question, n’es-tu pas mon ami ? Exact !
Nous y voici. Je salue au-dessus de ma tête, le lustre imposant du Cosmopolitan. Ahmed m’attend dans le lobby. Je règle mon séjour au jovial employé de la réception. Ahmed s’empare de ma valise et en route pour l’aéroport. Nous nous faisons nos adieux dans le hall d’embarquement. Nos regards sont éloquents, nous ne nous reverrons plus. Et c’est très bien ainsi.
Dans l’avion, les gens se penchent vers le hublot, nous survolons le plateau de Guizèh. Ils peuvent distinguer la Grande Pyramide de Kheops, dernier vestige des sept merveilles du Monde. Moi, je m’endors.
A suivre...
Gilbert PROVAUX - Avril 2020
Photographies de l'auteur
Couverture : Joanna Karpowicz
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