Dans son roman « Neige de Printemps », Yukio Mishima écrit ceci :
« A cette heure, elle parlait aussi en représailles contre tous ceux qui l’entouraient dans sa vieillesse et dont elle sentait la puissance perfide se refermer sur elle pour la broyer. Sa voix apportait l’écho joyeux d’une autre ère, une ère de bouleversements, ère de violence que cette génération-ci avait oublié, où la crainte de la prison et de la mort n’arrêtait personne, où cette double menace constituait la trame de la vie quotidienne. Elle appartenait à une génération de femmes qui tenaient pour rien de laver leurs assiettes dans un fleuve que l’on voyait charrier des cadavres. Ça c’était vivre ! »
Il y a quelques jours, notre ministre dit « de la justice » a proclamé à peu près ceci :
« Sans sécurité, il n’est pas de liberté » et, avec lui, à peu près tout le monde approuve comme une évidence. Or, ce n’est là que l’aveu enfin assumé du choix de notre époque que l’on pourrait bien plutôt énoncer comme suit : la sécurité ou la mort. Autrement dit sacrifions la liberté sur l’autel de la Sécurité. Car prétendre que sécurité et liberté vont de pair est le plus odieux mensonge de ce temps. Si les Résistants avaient choisi la sécurité, nous serions nazis. Si les hommes du fond des cavernes avaient choisi la sécurité, nous y serions toujours mais plus probablement nous aurions disparu. Si Socrate avait choisi la sécurité, il aurait vieilli tranquille en tournant le dos à la philosophie. Et ainsi des Copernic et des Galilée et de tous ces fous géniaux, artistes, penseurs, scientifiques, conquérants, qui firent de l’aventure humaine une passionnante et gratifiante épopée produisant ces civilisations brillantes comme des phares dans la nuit de l’Histoire.
Disciple de Socrate, Platon tenait la vie pour un beau risque à courir. Courir le risque c’est être libre et c’est justement cela qui est beau dans la vie. Que dire de la sécurité là-dedans ? Sinon qu’elle va nécessairement limiter le risque, du coup, limiter aussi notre aptitude à agir en être libre. Et détruire la beauté de l’acte en en amoindrissant la valeur.
Nous devenons d’éternels enfants qu’il faut tenir par la main. Nous sommes irresponsables congénitaux. Nous ne saurons jamais ce qu’il y a derrière le mur, au-delà des mers, au fond de la forêt, cela pourrait-être dangereux. Nous ne voudrons pas nous tromper. Nous n’accorderons jamais notre confiance, non parce que nous connaissons le danger de tel ou telle, mai parce que ça vaut mieux, principe de précaution, prudence est mère de sûreté, la sûreté, n’était-ce point le nom de la police, naguère ? Où sera passé notre propre confiance en nous ? Nous ne l’obtiendrons jamais parce que nous aurons été élevés dans la peur hyperbolique du Monde déclaré à jamais hostile. Et nous rêverons, devant nos écrans, aux exploits de ces aventuriers solitaires prêts à tout, refusant le confort de la sécurité, cette domestication passive, acceptée, voulue comme un progrès majeur, un droit universel de l’homme…
Le Monde, il faut le prendre avec des pincettes, bien protégé derrière des écrans de toutes sortes. Que, surtout, il ne nous touche pas ou alors, juste comme il faut c’est-à-dire comme un spectacle. Vrai ou faux, peu importe du moment qu’il demeure extérieur à nous. Ce qui n’exclut pas de verser des larmes sur tel ou tel événement dramatique survenu au-delà de moi. Ce qui n’exclut pas de vouloir à l’occasion se mettre en danger, « sortir de sa zone de confort » comme on dit aujourd’hui pour montrer qu’on existe. Car, en nous, sauf pour les esclaves définitifs, palpite encore, même très affaibli, ce violent désir de violence : cet élan qui nous pousse encore, parfois, à la révolte contre le sort, contre notre impuissance bien apprise, contre la raison vieille, enlaidie par celles et ceux qui en usent et abusent jusqu’à nous faire passer le goût de la folie. Tellement qu’aujourd’hui, on ne peut plus changer d’humeur d’un instant à l’autre sans être aussitôt étiqueté bipolaire. Autrement dit malade mental. Autrement dit irresponsable à « soigner ». Autrement dit à écarter du troupeau, à enfermer dans un mot, une rubrique munie d’un « a » privatif « asocial ». Parce qu’il ne réagit pas conformément à la norme définie par le nombre et sanctionné par la loi. Suis-je normal ? Evidemment. Parce que je sais faire. Je connais les codes et si je les transgresse, c’est ni vu ni connu. Pour le reste, je suis comme tout le monde, fou à lier.
Oui, de part le monde, subsistent encore des rebellions. Dans nos sociétés, il y en a encore pour protester, pour réclamer plus de liberté. Mais on veut manifester en toute sécurité, en organisant nous-mêmes un service d’ordre pour seconder les forces gouvernementales. On a intériorisé la donnée sécuritaire, on ne la questionne plus. C’est le rituel du défouloir, ça fait du bien de crier dans la rue. Les pouvoirs n’aiment pas ça. Ça fait encore plus de bien de le savoir, de les narguer. Mais pas question de déambuler où l’on voudrait, le parcours est balisé ; pas question de s’attarder après la dispersion. Question de sécurité. Après, surgissent les casseurs, de quoi justifier l’intervention policière, chacun doit justifier son salaire.
Les pouvoirs, jouant sur un vieux réflexe, le vieil et inaltérable instinct de survie, nous ont fait consentir à l’idée que nous pouvions faire l’économie du risque, donc de la liberté, alors même qu’ils pariaient sur le risque, donc sur la liberté, pour développer l’économie. Il s’agissait pour eux de nous rendre malade, de nous faire peur à chaque étape de l’existence. Si tu ne fais pas ceci, si tu ne fais pas cela…. Alors… Mais si tu joues le jeu, tu auras accès au bien être social, à la reconnaissance publique, à l’épanouissement que procurent un emploi intéressant et un bon salaire avec, pourquoi pas, une partenaire ou un partenaire, pour fonder un foyer heureux.
Cet idéal a tellement bien fonctionné que son caractère aliénant est presque passé inaperçu. Et comme ceux qui s’en apercevaient étaient largement minoritaires, ils étaient négligeables. Cela donnait au contraire une image de pluralité de comportement, quand la masse des gens avait fait sienne cet idéal, sombrant dans le nihilisme hédoniste de la consommation, seule dimension sécuritaire admise et promue en tant que telle.
Liberté ?
Notre degré de soumission est impressionnant, proportionnel à notre besoin de sécurité, à notre désir de nous sentir en sécurité. Car nous savons bien, en notre fors intérieur, s’il nous en reste un, que tout ceci est illusoire. Un marché de dupes : la sécurité contre la liberté. Une duperie plus grande encore : plus tu es en sécurité, plus tu es libre ! Mais qui peut garantir la sécurité absolue vers quoi veulent tendre nos sociétés à coup de numérisations, d’informatique à outrance, d’hystérie technologique et policière ?
D’une part, ce ne sont pas vraiment là les instruments de la liberté et, d’autre part, chacun, chacune, fait le sacrifice de sa liberté sans aucune garantie de satisfaction.
Et nous sommes si bien englués dans cette illusion d’une vie en sécurité mais libre, liberté surveillée « pour le bien commun » étant entendu qu’on ne peut pas faire autrement, que nous en sommes venus à prendre notre soumission réelle et totale pour un progrès !
Tous les jours s’étalent à mes yeux notre misère morale, politique et anthropologique. Notre épuisement devant la vie, notre infini renoncement à la puissance, notre volonté de faiblesse, à travers lesquelles s’expriment les seules forces que nous nous appliquons à déployer pour en finir avec l’histoire, trop lourde, trop culpabilisante à nos mentalités d’esclaves vaniteux, voilà tout ce qui nous détermine aujourd’hui.
La liberté met l’homme aux prises avec le réel et le réel est incertain et dangereux. L’homme libre assume sa liberté et la paye au prix fort c’est-à-dire qu’il y joue sa vie en continu sachant qu’il sera perdant. Il jouit, il souffre, il vit, il meurt. Il veut qu’il en soit ainsi.
Il sait qu’il est mortel. Au contraire, le petit humain qui se croit libre, derrière les protections qui l’enchainent et où il se sent bien, ne veut pas mourir. Pire, il croit que c’est possible ! Il croit que c’est possible de ne pas mourir. Il croit que lui, qui est tout le monde et qui n’est personne, devrait vivre éternellement. Les religions le lui avaient promis, mais le royaume se fait attendre. Heureusement, la Science existe. Et pour certains hurluberlus de cette obédience, car il y en a ici aussi, la mort ne serait qu’une maladie, il suffirait de trouver le bon traitement. La technologie, fille de la science, nous protègera de tout, de la vie même, de ses aléas (contre lesquels on peut déjà s’assurer…) comme de ses inconvénients.
Ainsi la boucle est bouclée, nos psychés bien nourries d’illusions, nourrissent « nos » idées illusoires. Nos désirs bien cadrés s’autorisent de folles espérances. Non. Ce sera la liberté, et ce n’est pas un cadeau, certes, ou la sécurité, et ça ne l’est pas non plus. Ce que nous vivons est une liberté atrophiée, aux ailes cassées, qui déambule péniblement entre les hauts murs de la forteresse sécurité.
Sans qu’on soit tout à fait certain de l’une ou de l’autre. Est-ce ainsi que nous devrions vivre ?
Que dit la vie ? Rien. Elle va, indifférente. L’enfant en sécurité dans le sein maternel est violemment expulsé. Il n’a pas la liberté de s’y soustraire. Le voilà mis au Monde, il a froid, il crie, s’agite désespérément, en vain car il n’y retournera pas. Pas comme ça du moins. Et toutes les médecines, toutes les techniques d’obstétriques ne réduiront jamais le traumatisme fondamental. La quête de sécurité va l’occuper un long temps. Et puis, si tout se passe bien, il s’en lassera, brisera ses entraves aimées et suivra cette belle créature aventureuse, exigeante, exclusive, douloureuse et fatale, la Liberté.
Gilbert Provaux – Septembre 2020
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