Aujourd’hui, mes congénères, avilis en tout, vautrés dans la finance, le confort béat et la morale, ou aspirant à l’être, ont définitivement perdu tout intérêt à mes yeux. Le spectacle qu’ils donnent sur la scène du Monde m’afflige d’un ennui toujours plus profond. Alors, je reste chez moi. Mais, en ce temps-là, disons, jadis, je voyageais encore beaucoup.
Je marchais en Galilée. Ne disait-on pas qu’elle était le District des Nations ? En l’occurrence, elle m’apparaissait comme un désert aride, battue par un vent chaud et sec. Quelques hameaux faméliques surgissaient au détour d’un monticule de pierres ou d’une petite falaise d’ocre. Parfois un village troglodyte aux marches incommodes me regardait passer.
Assis par terre, dos appuyé contre le muret d’un puits, un homme jeune, à la barbe naissante et aux cheveux en bataille autour du visage, très brun, ainsi que le sont les gens de sa race, me fit signe de m’approcher. L’araméen n’avait aucun secret pour moi et ce fut une chance car le bougre ne m’adressa pas la parole dans une autre langue. Comme il ne se levait pas, je m’accroupis près de lui et nous conversâmes.
Bientôt, il traça une figure sur le sable à l’aide d’une brindille avec laquelle il jouait nonchalamment.
- Que vois-tu, voyageur ?
- Je vois une croix, rien d’autre.
- C’en est une, oui.
- Permets-moi de te dire que je connais la signification de ce symbole, précisais-je. Ce n’est-là qu’une façon de partager le Monde, de le diviser en quatre, de l’ordonner. Par exemple selon les quatre points cardinaux. Est-ce que cela est partie de ton projet ?
- La Galilée, la Judée, la Samarie, et le reste : Rome… Qui connaît mes projets ? Quatre direction, vers où aller, laquelle choisir ?
- Pourquoi te limiter ? Vers toutes ! Voilà où se diriger ! Ainsi moi, libre de mon temps, je vais partout où mon désir me porte. J’aime approcher les peuples. Examiner leurs croyances, les voir vivre.
Apprécier ce qui nous rapproche ; comprendre, autant que faire se peut, ou, à défaut, constater ce qui nous sépare. J’en conviens, ce beau programme n’est pas toujours paisible, ni aisé. L’humaine condition nous réserve bien des déboires.
- Que m’importe les peuples !
Je me redressais, surpris autant que choqué par la vigueur de son exclamation. Je fronçais les sourcils, puis, fataliste, haussais les épaules. Dans ce cas, je n’avais plus qu’à me retirer, pensais-je.
- Attends, me dit-il, je ne voulais pas te froisser, pardonne-moi, je t’en prie.
Ecoute : je suis juif, ma terre est profanée par l’Etranger qui nous opprime et souille nos âmes et nos corps de sa seule présence malfaisante ! Mes propres frères pactisent avec lui pour s’enrichir. Le royaume d’Israël ne peut pas renaître à cause d’eux, à cause de lui ! Nous sommes maudits. Que faut-il faire ? Se purifier.
Nous avons oublié la Loi en l’observant par habitude, or, l’heure est venue de l’accomplir !
Mais peux-tu entendre ce que je te dis quand, autour de moi, nul n’entend ?
Revenu à ses côtés, je l’avais écouté attentivement.
- Au vrai, lui dis-je, tes propos m’intriguent. Je connais un peu les juifs. Pour ce que j’en sais, ce sont des gens très pieux.
L’occupation de ton sol par les légions romaines me paraît être l’expression de la puissance de la Civilisation qu’elles servent et, symétriquement, de la faiblesse de vos forces, si j’ose dire, plutôt que d’une malédiction divine. Ne crois-tu pas ?
Le Galiléen, sans répondre, leva sur moi, la clarté incomparable de ses yeux. Je ne saurais dire pourquoi, cela me fit mal.
Il y avait pourtant, je le sentais parfaitement, une grande tendresse dans ce regard. Une chaleur enjôleuse redoutable. C’était le regard étrange, allumé d’une flamme intérieure, des idiots.
- Ecoute, reprit-il enfin, il est, en vérité, une Cinquième Direction, la croix elle-même formée par les deux lignes de partage.
- La croix elle-même, répétais-je, incrédule.
- La croix ! confirma, l’œil soudain malicieux, mon interlocuteur.
Alors, sans raison, un inextinguible fou rire nous secoua violemment. On s’appuyait l’un sur l’épaule de l’autre pour se relever. Il me prit par le bras et m’entraîna avec lui. Nous titubions.
. Viens donc mon ami ! S’écria-t-il. Allons par là-bas, la maison que tu vois est tenue par une amie. Nous y boirons de son vin et, s’il n’y en a plus, rassure-toi, je sais comment en faire ! En un tour de main ! Et du bon ! Sais-tu comment on me surnomme ? L’ivrogne, évidemment !
Nos rires redoublèrent jusqu’au plus haut des cieux.
Je l'avais déjà lu, mais j'y suis revenu, tant la fin me plait définitivement. On s’interroge tout du long du récit, de là ou tu veux en venir, de ce que tu vas oser ? Mais ce fou rire jusqu’à la taverne et le clin d’œil savoureux au miracle de la multiplication du vin, ça c'est fameux, savoureux, gouteux et j'en passe ! C'est renversant ! In vino veritas ?