Tout à coup, le sol s’est dérobé sous moi.
Ou était-ce mes jambes qui ne me portaient plus ? C’est plutôt ça, oui, un sol ne se dérobe pas, il est bien là, dur, solide, indifférent. Un piétinement massif peut l’abraser, le fissurer ; des machines expertes peuvent y creuser des trous, des galeries souterraines ; il s‘ébranle quelquefois par une saute d’humeur de la terre. Alors, il s’effondre. Et nous engloutit. Mais nos os reposent encore dessus.
Mes jambes ? Pas vraiment. L’une d’elle seulement, la plus fragile, la plus timide, la gauche. Celle qui souhaite toujours ne pas se faire remarquer.
Soudain, après son service quotidien, tandis que je me hâtais vers chez moi, la rupture brutale était consommée, sans aucun préavis.
Soyons juste : ses signaux de détresse, je ne les ai probablement pas captés, trop occupé de moi-même et sûr de son indéfectible soutien à travers les innombrables péripéties de mon existence d’homme seul. Certes, nous avons eu des frictions passagères, sans conséquence. Il est vrai que je ne m’en préoccupais que lorsqu’elle élevait une plainte moins discrète que les autres. C’est qu’à force d’aller et venir ensemble, on ne fait plus attention, marcher est une évidence pour un bipède. L’homme est fondamentalement un piéton, chacun sait ça, ou le devrait. Il peut bien faire le malin, trottiner, pédaler, s’automobiliser sur l’asphalte, surfer sur les vagues, s’immerger dessous, souquer ferme dessus, chevaucher comme jadis, se propulser jusqu’au-delà du ciel, il marche ! Un jour, il s’est mit à marcher sur ses deux jambes, il a pris son élan, s’est mis à courir et a conquis le monde, rien que ça !
Mais moi aujourd’hui, je ne peux plus, elle ne veut plus.
Je la tance, je l’exhorte, je ne comprends pas. Je la caresse comme elle aime, rien à faire. Je l’implore, inutilement. Sa douleur est à présent la mienne. J’en ressent l’intensité. J’éprouve l’inanité des procédures médicales à l’essai pour vaincre ses réticences, l’échec redoutable de toute tentative de passage en force. Et sur l’horizon, là-bas, s’effacent peu à peu les délicates arabesques de l’espoir.
Je ne veux pas sombrer dans le défaitisme. Ce n’est pas ce qu’elle veut. Ce qu’elle veut, je ne le sais pas encore, mais je le saurai ! Il le faut. Je ne puis rester ainsi, torturé par sa souffrance, la mienne, qui refuse encore tout compromis.
Puisqu’elle ne me porte plus, je la porte moi. Du moins je m’y efforce. Chaque matin quelques pas. Pas même des pas, de vrais pas d’homme, non, ça, je n’y arrive plus, c’est à peine si je peux poser son pied par terre. Le mal est trop intense. C’est là vraiment tout réapprendre qu’il me faut. Tout !
Je ne sais où je vais. Nulle part pour l’instant évidemment.
Je déserte mes amis qui ne me voient plus venir à leur rencontre. Ils m’oublieront tristement. Ils m’aimaient bien mais lorsqu’on ne peut plus jouer le même jeu…Sans elle, rien n’est possible. Je ne peux que rester là, malhabile, quêtant le soutien cruel et encombrant de béquilles ainsi qu’un infirme exhibant son infortune sous le porche de l’église. Insupportable !
Bientôt, je verrai venir avec angoisse les chirurgiens pour le travail des chairs à vif. Ils prendront leur temps, discuteront, rouvriront la vieille blessure sans me regarder, auront des idées. Hôpital. Nu sous une chasuble de papier verdâtre, alité, embrumé par les médications perfusées, engourdi perclus de souffrances diffuses, vaincu, véhiculé sur un fauteuil roulant déglingué vers une maison de repos pour une convalescence avant rééducation.
Trop vieux pour retrouver l’élan. Pour bondir sur mes jambes dont la gauche, raccourcie, transformée, me déplaît. Je ne la connais pas celle-ci. Je n’ai plus assez de temps pour avoir envie de la connaître, de la désirer.
Comment pourrait-elle m’emporter aussi bien que l’autre, celle de mon enfance, de ma jeunesse et de mes derniers feux, celle qui me rejeta, pourtant.
Alors, la Fin ? Je me traîne par les couloirs crasseux soigneusement javélisés par un employé nonchalant. Pyjama de rigueur, douché de ce matin par des aides-soignantes qui n’aiment pas mes attitudes dégueulasses, disent-elles, ces sourires salaces que je leur affiche, les propos incorrects, soi-disant littéraires, que je leur inflige et les libertés de mes mains certainement trop baladeuses pour l’honnêteté de ces, osons le mot, femmes. Le Directeur m’a menacé d’expulsion, ça lui passera, j’ai de quoi payer.
Ce sera tout pour aujourd’hui. J’ai planqué quelques bons bouquins dans ma chambre, de ceux qui sont strictement interdit ici où l’on n’a plus droit qu’aux magazines santé périmés, aux programmes télé rassis et aux œuvres impérissables de Levy Musso. Il y a la télévision mais c’est la télé-maison, jusqu’à l’extinction des feux, dormez en paix !
Un jour, je m’en irai d’ici. Je serai très fort.
Je descellerai le lavabo pour faire exploser la fenêtre, ça ne vous rappelle rien ?
Ma jambe gauche sera revenue à de bons sentiments pour moi, elle sera puissante et nous nous enfuirons, haletant comme des évadés poursuivis par les chiens policiers. Nous tomberons. Nous nous relèverons.
Et notre dernière chute sera un saut, un saut magistral, tout au fin fond de la nuit.
Gilbert Provaux – juin 2023
Quel texte magnifique pour exprimer ce que je sais. Heureusement aujourd'hui, c'est derrière Toi je crois, ou je l'espère. Il y a une autocritique rare et assumée, que je n'ai pas manqué de découvrir dans ses lignes. Lignes dans lesquelles tu semble prendre plaisir a grossir le trait, mais j’entrevois clairement le sentiment définitif qui t'a traversé l'esprit. Sur ce point on se rejoint. Pour moi, c'est pour d'autres raisons et je suis heureux de te lire, si loin du jour ou tu a posté cette "Chute" et de savoir que tu t'est déjà redressé volontaire et droit, comme toujours et de toute éternité !