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"L’Individu contre le Nombre : LE PRISONNIER"




Je ne suis pas un numéro !

Je suis un homme libre !


La bouffonnerie d’une telle revendication ne peut être suivie que d’un immense éclat de rire, ne croyez-vous pas ?

Qui, en effet, peut sérieusement se prétendre libre sur cette planète, sinon, peut-être, quelqu’asocial psychologiquement déficient ou quelque rebelle juvénile loin de toute réalité. Et que chaque jour qui passe se charge de détromper.

Il y a longtemps que toute subjectivité véritable a été abolie, à tel point qu’elle est proclamée partout et n’existe nulle part. A tel point que ce cri de dernière heure, d’ultime instance, lancé par le Prisonnier sur une plage déserte, sous un ciel ennuagé, à grand renfort de gestes protestataires, désordonnés

et pathétiques, se dissout dans un grand éclat de rire, un fou rire, qui dit tout.


A l’époque où Patrick McGoohan conçoit et réalise « Le Prisonnier », juste avant 1968, l’humain lucide pouvait encore se reconnaître « libre » au sens que donne Sartre à ce mot : libre est celui qui fait quelque chose de ce qu’on a fait de lui. Il sait qu’il n’y a pas de Dieu qui déciderait pour lui, du moins qu’aucune transcendance ne lui viendra en aide, ne l’orientera. Il doit tout faire, lui. Il est responsable de tout ce qui arrive et lui arrivera. Il est seul et maître de ses choix.

Dès lors, il pouvait revendiquer être le héros de sa vie. C’était son implacable liberté.


Le Prisonnier est le dernier de cette espèce d’homme. McGoohan pressent sa disparition prochaine déjà mise en œuvre par un monde qui court à l’uniformisation globale, d’un côté comme de l’autre du rideau de fer, et de tous les côtés à la fois, le méga goulag de l’ouest, consumériste et démocratique, aussi bien que son alter ego le goulag sibérien, misérable et totalitaire.

En dix-sept épisodes nerveux, haletants, foisonnant de trouvailles cinématographiques, de thématiques visionnaires, McGoohan nous montre l’humain perdu sous le ciel vide, dépassé par ses propres forces, coincé par ses propres structures coercitives, rassuré cependant de s’être forgé un destin sériel, couplé à une individualité toute relative, virtuelle, dans laquelle il peut s’oublier et se croire encore vivant, sans jamais s’extraire du nombre qui, seul, compte.


L’humain ne veut plus être le héros de sa vie, mais sa victime. Car, aujourd’hui on rend hommage aux victimes, plus au héros. On aime les victimes et elles supplient qu’on les aime, les réseaux, pour le coup décrétés sociaux, sont faits pour ça. La charité obligatoire s’est superposée à l’idée de justice, la consommation de biens à l’idée d’un art de vivre, la compromission au compromis, la vanité des bons sentiments à l’évidence du conflit assumée, la communication à la parole.


Mais le réel est dur. Impossible de lui échapper.



Nos modes d’appréhension du réel sont inaptes. On ne le comprend plus : comment se fait-il qu’avec tous nos discours lénifiants, nos innombrables lois sécuritaires contre tout et rien, nos polices déployées, omniprésentes, multiformes, sa violence se déchaine autant sinon plus qu’auparavant, aveugle, polymorphe ?

Violence analphabète, violence inculte, en un mot binaire. Binaire, le langage voulu par tous et pour personne. L’humain, écrasé entre le zéro et le un, le « bien » et le « mal », dans la pure irréalité de ces notions usées jusqu’à la corde, sans définition, sans valeur, qui, toujours, ont fait à l’humain, plus de mal que de bien.


L’homme qui portera le numéro 6 est en crise. Une crise existentielle profonde. Agent des services secrets pour un gouvernement occidental au temps du partage du monde entre capitalisme et communisme, il a excellé dans son domaine, le renseignement. Et puis, un jour, tout se dévoile ; une prise de conscience qui est aussi une prise de pouvoir sur lui-même. Constat lucide : sa vie ne vaut rien, ses engagements n’ont aucun fondement, moral ou autre, valable, l’envers vaut l’endroit, la guerre qu’il mène pour son gouvernement est un mensonge insensé.

Il est le dindon d’une farce préparée par des chefs comparses, pour cuisiner des peuples complaisants sauce ketchup ou strogonoff alternativement ou simultanément, peu importe. Ce qui importe, c’est le jeu de dupes lui-même ; que dure l’illusion, des deux côtés jusqu’à ce que mort s’en suive. Un bloc vacille, s’écroule, l’autre est vainqueur…

Et suscite aussitôt un nouveau bloc reconstitué sur l’ancien et reprenant le même rôle : celui du pôle opposé.

C’est la dialectique, et, à l’heure de la communication hégémonique, je veux dire aujourd’hui, la dialectique, c’est fondamental !



TOPOR
TOPOR

Notre homme, pour le moment, est donc en crise. Il n’a pas encore la conscience claire de tout ceci, car il est de son époque. En vérité, plus tout à fait. Car il a entrevu l’ironie de sa situation, et en a ressenti le malaise et le caractère insupportable. Il est à deux doigts de comprendre, de saisir l’ensemble de toute cette plaisanterie cruelle et de trouver en lui la force d’en rire jusqu’au fou rire désespéré, libérateur.

C’est au Village que va s’opérer la radicalisation des positions. La farce est à point en cet espace restreint, le plat va être servi, le principe du jeu révélé en ce modèle réduit de société civilisée. Or, on sait, avec Walter Benjamin, qu’il n’y a pas un signe de civilisation qui ne soit, en même temps, signe de barbarie. Quoi qu’il en soit, pour gagner le Village, comme pour gagner contre le Village, il choisit de ne plus choisir : ni ici, ni là, ni ailleurs, ni nulle part, je ne veux pas me faire ficher, estampiller, enregistrer, classer, déclasser, ma vie m’appartient ! Et je cesse de jouer, pour toujours et ce n’est pas négociable. Il démissionne. Une démission absolue, hyperbolique, rageuse, qui le pousse à partir, sans autre bagage qu’une valise de voyage où il a jeté quelques prospectus de « destinations de rêve ».


Seul, au volant de sa lotus 7 sur une route unique, la sienne, piste solipsiste, sans compromis, à l’écart de tout et où l’on ne croise personne.

Il a démissionné.

Il n’en fait qu’à sa tête. Il fait vrombir l’accélérateur dans un vacarme d’orage, où, enfin débridée, sa volonté s’empare du monde, le sien désormais, clos sur lui-même, sûr, regard buté, front haut définitivement fermé aux concessions. Avec le sourire en coin comme une arme de guerre invincible, déterminée à vaincre. Ce n’est pas « vaincre ou mourir », mais vaincre uniquement, la mort n’est pas une option. Il n’est pas victime, mais conquérant.

Que sa volonté soit faite sur la Terre comme au Ciel ! Sur sa piste de décollage, sa ligne droite, pleine face, fonçant sous un ciel d’azur, libre.

Il a démissionné.



Cependant, on ne va pas le lâcher comme ça. Le jeu continue malgré lui avec lui. On le prend en chasse. Où croit-il aller ? Où veut-il aller ? Qui va-t-il rejoindre ? Au service de qui ? Qui croit-il être pour s’échapper ainsi du parc humain ? Qu’a-t-il appris ? Que sait-il ? Avons-nous à craindre de lui ? Nous avons les mille yeux du Docteur Mabuse et les cent bras des Hécatonchires, faisons-le prisonnier !

Le Prisonnier se réveille comme après une mauvaise nuit agitée, une gueule de bois mémorable, au Village. De son intérieur coquet, il regarde par la fenêtre, derrière d’impeccables rideaux brodés, cet endroit improbable qui s’éveille avec lui. Le Village et ses bâtiments baroques, à la fois familiers, parce qu’on les a vu si l’on a un peu voyagé, mais étranges réunis ainsi. Il fait beau. Une douce musique, insipide, sort d’une radio dont il n’a pas les commandes. Il apprend, par une voix sirupeuse, que le parfum du jour chez le glacier est fraise. Il avise un téléphone, un chiffre sur le cadran : 6, ce sera son numéro, ce sera lui. Il y a un numéro 2 qui vient lui faire les honneurs du lieu, accueillant, plein de bonhommie. Tout le monde ici porte un numéro et des habits de bonne coupe, décents, neutres, de bon ton et tous identiques jusqu’à la fantaisie d’un canotier et d’une écharpe négligemment passée autour du cou.

Ici, tout est simple, numérique, numérisé avant qu’on en sache le terme. On va à l’école pour se cultiver, passer des examens, mémoriser les dates des faits historiques acceptables, grâce aux écrans et à l’Ordinateur qui a réponse à tout, sauf une fois mais ce sera le Prisonnier qui l’aura interrogé…

On vit, on travaille au Village, on meurt. Il y a tout ce qu’il faut, rien de trop. Le numéro 2 veille. A l’hôpital, médecins et psychiatres remettent tout le monde d’aplomb et le journal ne dit qu’une chose qui tient en une page, pas deux, ni trois, c’est reposant. On peut avoir une âme d’artiste, c’est encouragé. Des expositions sont organisées et bien encadrées par l’administration. La Communauté applaudit aux œuvres, un jury populaire désigne les primés dans un bel esprit d’intégration. Quand la fête est autorisée, les numéros y sont conviés avec joie et bonne humeur. Et la démocratie est bien vivante lors des élections pour le poste de numéro 2 ouvertes à toutes les candidatures. Chacun porte fièrement son numéro en badge au revers du veston et se sent en sécurité sous la surveillance permanente des caméras, sans oublier le surgissement impromptu en cas de nécessité du « Rôdeur », une sphère ductile, hurlante, menaçante, qui déboule dès qu’une limite est franchie, roulant sur le contrevenant jusqu’à l’étouffer. Le « Rôdeur », c’est la masse mouvante de la Communauté qui se défend en écrasant l’individu, l’élément récalcitrant. C’est un instrument indispensable à l’empire du bien. Le numéro 6 en subira souvent le poids, bien qu’avec modération, car ce numéro-là jouit d’une considération particulière, il n’est pas comme les autres, on n’arrive pas à savoir ce qu’il sait.

Et peut-être est-il plus qu’il ne sait.


Et le numéro 1 ? Une énigme à déchiffrer, comme il se doit. Il serait le dirigeant suprême qui décide de tout, n’est jamais là pour personne, sanctionne et ordonne à travers toute une machinerie qui le dissimule. Il est l’Anonyme, l’alphanumérique, le Premier, le Dernier, vous ou moi ou n’importe qui, un nombre, une supercherie. Mais, au fait, au Village, comme partout, aujourd’hui comme hier et demain, qui dirige ? Allons, vous le savez bien, c’est le Nombre !

Au Village, reproduction miniature du monde globalisé avant la lettre, le numéro 6 agit comme un rebelle, un repoussoir pour toute communauté, un Individualiste ! Il refuse tout ou presque et multiplie les tentatives d’évasion pour en sortir et revenir détruire ce qu’il considère comme une aberration. Il enrage comme un fauve dans sa cage, le Village n’en revient pas, il ne cède sur rien, les opérations menées contre lui pour le faire plier échouent. Le Village ne parvient pas à lui faire avouer ce qu’il sait, encore moins à le faire entrer dans le moule du conforme.

C’est que lui, l’homme du renseignement, l’ancien espion, n’a plus voulu savoir. Il a démissionné. Au Village, pourtant, il veut encore savoir deux choses qui sont liées : qui est le numéro 1 ? Comment s’en aller d’ici ? A celle-ci, ses tentatives inlassables répondront par la négative, on ne peut pas. A celle-là, la plus importante, la réponse, évidente, l’est trop pour lui apparaître avant que toutes les parties soient jouées, perdues, jusqu’à l’ultime, gagnée. Gagnée, parce qu’à l’issue de toutes les mises en échec subies, il a parfaitement saisi l’incessant et illusoire mouvement des pièces, jouant contre lui-même. Le Prisonnier peut jouer son meilleur coup : check mate ! Et le Village, dans une indescriptible confusion, s’effondre sur lui-même.



Le numéro 6 est le numéro 1.

Débarrassé de ses masques, de ses avatars grotesques, de ses institutions oppressives délirantes, le numéro 1, c’est-à-dire le Village tout entier qu’en tant que numéro 6 il animait, n’est plus un numéro. Il n’est plus rien qui se puisse compter, ne comptez pas sur lui ! Il est parti au milieu d’un feu de joie destructeur, dans lequel périssent trône, assemblée des députés, militaires et le « rôdeur » rendu à la boue, fusée, bombe et mirages sombrent dans le néant au son d’une rengaine des Beatles « All you need is love », ironie suprême d’un final qui stupéfiera et scandalisera les téléspectateurs désappointés !


Notre héros, tel Alice au pays des merveilles qui, comme chacun sait, ne sont pas vraiment merveilleuses, traverse tous les miroirs mais en les brisant. Goguenard, il s’en va en compagnie du roi des fous, du fonctionnaire fou ex numéro 2 et de ce nain majordome toujours digne dont le silence respectueux en toutes circonstances l’accompagne partout. Loin des ruines fumantes du Village, le roi des fous va par les rues de Londres divaguer dans la foule, le fonctionnaire fou, avec le sérieux qui s’impose, regagne ses bureaux à Westminster, le nain conserve sa nature de majordome stylé qui l’attache désormais à l’appartement londonien du Prisonnier.

Mais le Prisonnier, cet homme qui n’eût qu’une seule identité, celle que le Village lui avait conférée en le numérotant comme aujourd’hui on numérise, n’est pas retourné chez lui, où la porte s’ouvrait un peu trop comme elle s’ouvrait au Village. Non, le Prisonnier est bel et bien parti. Sourcils froncés, sourire en coin, signes caractéristiques et remarquables qui désignent à jamais le dernier héros tragique de notre modernité.


Coup de tonnerre dans un ciel net, face au vent, regard clair et décidé, au volant de sa lotus 7 décapotable,

il fonce sur sa ligne droite, formule de son bonheur.

De sa propre volonté.

Mais, n’était-ce point-là le tout début de l’histoire ?



Bonjour chez vous !






Gilbert Provaux – Octobre 2023

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