Nuit matinale traversée de rails sur le flot lunaire
Vers Elle, au ras de la mer, amertume,
Effluves humides d’eaux mortes
Ravivées
Je prévois un séjour secret dans cet entrelacs où la pierre le bois et l’eau labyrinthent les plaisirs appelés de nos vœux inlassables, les désirs flottants entre deux
Eaux
Au fond des verres en fusion à Murano
Iles inquiètes guettant le raz du haut des dômes vert de gris, installant leurs ponts à l’envie autour de leurs masques de fête pâles et lisses comme la mort, lente et souveraine.
C’est ainsi qu’on la dit, Serenissime, encore lorsque tout a sombré, mais que demeure le souvenir dans la lagune aux clapotis, ce rêve d’eau, ce mirage aux cents palais décrépis où gémissent tard dans la nuit, des Ombres.
Rio
Calle
La Salute
Les superstitions
Pris d’égarement, mon cerveau ressemble à Venise baignant dans ses canaux
Et nous sommes deux en ce périple, écoutant le bruit des vapeurs, ininterrompu, fatal, comme la rumeur du Cannareggio, entre ses ghettos jeunes et vieux du Pardon Hébraïque.
Nous sommes deux qui s’aimons d’avant Venise, d’encore après longtemps ; mon Venise tout blond du soleil invaincu à la tête de ma femme, mon petit capitaine à la vie, au long cours…
L’orage du soir ; serait-ce celui-là sur Venise qui rendra l’eau à l’eau ?
La pierre molle enfle. Brune, la terre en ses végétations s’agrippe aux murs trempés des fières demeures moisies et froides.
La Casa d’Oro a perdu l’or qui l’habillait, Palazzo Bianco à nos yeux qu’elle n’éblouira pas.
Dans le soleil revenu, nous célébrons nos noces, dans le soleil dont ma femme est venue.
Tout deux à Venise.
Assis
Sur les marches d’un pont,
Dans le regard de Frédéric Nietzsche, regardant comme lui, en face, l’île des morts si parfaite
Nous sommes en sa solitude, cloués à ce pont, à cet embarcadère aux bateaux vides, en cette attente vaine de qui n’attend plus rien,
mais qui ne marche plus, simplement.
L’ombre du voyageur a disparu, l’ombre de Venise, aurore.
La dépression nous parût plus profonde. Cela recommença un soir encore. Sec, en cette fin d’après-midi intime, le son nous en prévint. N’importe, nous allâmes tandis que tous revinrent, au milieu de la pluie.
Partis, les paquebots antiques, les navires de la flotte,
Les canonnières coulées en mer de Chine, à la guerre outre-mer des florissants commerces, caravanes marcopolines, extravagances.
Ô mon Venise est toute une histoire
Que l’on se raconte tout seul
Et que l’on fait à l’autre
Avec l’amour, éperdument.
Je te ferai un enfant mon âme, malgré ce monde-là, contre lui, mais pour cet autre de notre sang. Tant pis, nous l’aurons voulu, ainsi soit-il de notre amour en enfer ou loin, ailleurs.
Promesse
Eclats de voix
Santa Maria Della Salute
Et nous, vers la douane de mer, contrebandiers d’absolu, passeurs des pires drogues : héroïne d’espérances, cocaïne pure de nos soupirs.
Nous sommes au Monde à mort et à vie.
Une pomme jaune à ta bouche rose
Le Temps mordu à mort
Le bois brisé d’un coup
Pour un million d’échardes
Remontant nos chairs noires
Vers une source
La soif de l’eau
Est le rêve même de cette eau croupie.
Ton rire pur immense en fait un lac
Comme ton rire pur immense
Et nous recevons le baptême dans l’immanence
Aux premières lueurs sur Venise.
Je n’ai pas écouté les vieilles rumeurs.
« Vaisseau vénitien vogue vaguement
Sans doute n’y a-t-il plus rien à présent
Qu’une sous marine opalescence de perle
Où Venise se mire atrocement »
Je n’écoute pas les nouvelles, bonnes ou mauvaises, qui parlent de Venise ; ce que je vois me plaît.
Dorsoduro brutal
Les pas qui traînent
Les gondoles qui se faufilent
Des passeurs désenvoûtés
Renégats ; ô Charon désoeuvré, vois ta descendance !
On ne voyage plus de la vie à la mort, on s’agite, on s’évertue à rien,
Perinde ac cadaver…
Daedalus
De l’eau pour aller
Oasis
Où se perdre à jamais
Méandres vénitiens
Nuit sémaphore
D’hommes ou de bêtes
Sur les murs impressionnés.
Mon amour, je voudrais que tu mettes ton oreille dans ma voix.
Je chante une chanson qui n’a pas de musique, ou qui en a peut-être une que je ne connais pas. Une chanson dont je n’ai que quelques mots. Les voici de mémoire :
« Quatre vapeurs pour sillonner la mer
Avortée la mer étourdie
De rayons scrutateurs
De plongeurs épongés
D’utopies
La mer océane des Marines chaudes
Aux Vénus délurées
Aux lourdes sirènes fortes de hanches
Repues du désir animal
Insatiables à la perte, à la métamorphose, sans âme
Aucune
Mais la chair corrompue comme une rage, erratique, sonore, et d’odeurs fortes précédée
Comme au tombeau lui-même de la mer »
Je n’en sais pas la fin. Et toi, la connais-tu ?
Mes yeux crépitent de larmes comme un feu de bois sec à la Saint Jean.
Puis, il faut quitter Venise, comme toutes choses à l’heure.
Nous y reviendrons. Mieux : Venise ne nous quitte pas.
Rialto second. Après San Marco, les doges et les lions qui veillent exposent la Loi en un seul Livre.
Immenses enclos sinueux ou larges cours rectangulaires, grouillants de l’humaine engeance, hébétée, têtes en l’air, sous l’indifférence des basiliques dorées à Byzance, des palais rectilignes qui défilent leurs arches élégantes à perte de vue…
O lion ailé, noble patriarche, qui rentra ses griffes et tint l’In-folio !
Venise ne nous quitte pas.
Venise Véronèse Titien
Tintoret Bellini
Toute l’Accademia devant un grand pont de bois nu comme un arbre en décembre et le bruit de nos pas nous dit sa nature mieux encore que l’œil, enjambe le Grand Canal.
Tout à côté, sur le même rivage, une riche demeure d’américaine dans les murs vénitiens, exhibe les derniers arcs-en-ciel des derniers arlequins.
Ne nous quitte pas.
Tombé
Lourd
Paisible
Auprès de toi
Au lit de nos amours fidèles
Mon corps meurtri demande grâce
Retrouve vigueur sur ton ventre
Et cette patience qui s’offre
Est aussi l’amour qui nous saigne du sang dont nous signons le pacte
Avec le diable de Venise, bel astre aux pieds fourchus
Qui se moque de Dieu autant que de lui-même
Boitant sur l’horizon vers l’enfer libre et doux
Où viendront les époux se consumer encor
En d’éternelles nuits de noces éternelles.
Venise
Seulement à dire
Ma mélancolie
Lointaine
De t’aimer
Ainsi
Tu captures tout ce que tu peux, ce que tu veux, dans ta main camescopique :
Le vent et du soleil, façades et cris du pont,
Chants des canaux et moi, à ta rencontre.
Venise et mon amour,
Mon amour qui me regarde, qui me garde. Qui sait ?
Gilbert Provaux
Venise-Paris
Juillet / novembre 2002
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