J’observe avec sympathie l’expression de vos révoltes.
Vos révoltes car il y en a beaucoup à exprimer avant de s’apercevoir que toutes convergent, ou devraient converger, vers une mise en cause radicale d’un système global destructeur, déshumanisant et pervers. Pervers, parce que ce système dans lequel nous croupissons depuis trop longtemps, nous est donné par nos gouvernants, depuis autant de temps, comme le seul qui puissent convenir à l’humanité toute entière. Pervers, parce qu’il nous a transformé, parce qu’il nous transforme, en consommateurs avides perdant toute dignité devant un écran, un portable, un mobile, heureux de faire la queue des heures entières et de participer aux bousculades indécentes, sous l’œil radieux de la divinité Commerce et de son garde du corps Vigile. C’est d’économie qu’il s’agit. Nous lui avons tout sacrifié : l’Art, ce n’est plus la quête du beau, c’est un marché comme le bon vin, que l’on ne boit pas ; l’amour, les sentiments, ça ne dépend plus de nous, ça s’organise, ça se travaille, il y a des outils pour ça, ça a un coût mais ça rapporte; le sexe, pareil. En tout soyons hypocrites, il y a des choses qui se disent, d’autres pas, nos médias pointilleux veillent au grain et nous informent de ce que nous devons penser comme de ce que nous devons proscrire de nos cerveaux quelquefois capricieux ou rétifs, j’aime ce mot…
Oui, les rapports humains s’évaluent selon des critères économiques. Compétition, concurrence, optimisation, être le premier de cordée selon l’expression de quelqu’un, atteindre le sommet avant les autres, et après ? Tu plantes ton drapeau, tu prends une photo, tu es content de toi et tu attends qu’ils arrivent. Ils ? Mais celles et ceux qui ont aussi leur drapeau à planter, la photo à prendre, le contentement de soi à ressentir ! Et qui ne te feront pas de cadeaux. « The rise and fall of (mettre le nom de l’impétrant) », voilà l’heureuse formule que nous ont apprise nos conquérants anglo-saxons, fervents adeptes de l’idéologie « libérale », joli mot mis pour Capitalisme qui n’a jamais eu de libéral que l’exercice incontrôlé du pouvoir de l’argent.
Cet état de fait n’a pas toujours existé. Avant sa victoire écrasante qui lui a permis d’installer son hégémonie sur toute la planète, oui, oui, sur toute, et dans nos pauvres têtes déboussolées aspirant naïvement au bonheur de vivre, on trouvait encore chez le peuple, le populo, des solidarités spontanées : l’épicier du quartier acceptant de patienter jusqu’à la fin du mois pour être payé, la voisine de palier ou du pâté de maison donnant ce qu’elle avait en trop aux mômes de ses voisins, des lieux conviviaux où l’on pouvait se retrouver, discuter, disputer même, devant un verre ou deux ou plus, des rues habitées où jouaient les enfants sous le regard amusé des vieux et des vieilles prenant l’air sur un banc, une chaise sortie de la maison… Il fallait défendre sa croûte face au patron, on allait au syndicat avec les camarades, on s’échauffait. On débattait rudement. On décidait : la grève ?
Ces gens-là étaient loin de vouloir connaître un bonheur bourgeois, loin de vouloir leur ressembler. Avoir une vie meilleure, un bon boulot, quelques sous d’avance, c’était bien. Ils préféraient aller au pique-nique le dimanche, au bord de la rivière, avec des sandwiches préparés avant de partir, saucisson, baguette de pain, un petit vin de pays. Ecouter de la musique, des chansons, aller danser, prendre le temps de lire le journal. C’est du vieillot tout ça hein ? Ridicule aussi, non ? N’empêche qu’il y avait du savoir vivre dans ces goûts simples et une culture populaire qui ouvrait des perspectives sur une vie toujours à améliorer mais dans le sens de l’humain, un mode de vie vivable pour tous et non pas seulement pour une caste de seigneurs ivres d’eux-mêmes et de leurs avoirs. Pour ces derniers, tout homme est un bourgeois. Pris individuellement, il voudra être riche et aujourd’hui, en plus il voudra être célèbre. Partant de là, il faut briser les solidarités. Chantons partout l’homme unique. L’Individu hors de la foule, le héros, le chef, le Capitaine d’Industrie. Abolissons la valeur travail tout en disant hautement le contraire. Faisons d’un quidam un millionnaire. Les jeux de hasard et les médias sauront comment transformer un crétin inculte à l’insondable vulgarité en vedette de la télé. Faisons-en un animateur d’émissions stupides et veules, bêtes et méchantes. Un bateleur qui saura en appeler à ce qu’il y a de plus ignoble en nous. Décervelons ce peuple ! Et nous voilà, (con)sommateurs et, comme si ce n’était pas suffisant, vendeurs de tout, de rien, du cadeau qu’on m’a fait, de ma vieille paire de chaussures, des jouets de mes gosses, vite sur « le bon coin » ! Alors que naguère, on se passait des fringues de l’un à l’autre, ou les jouets dont nous ne nous servions plus, les donnait à d’autres gamins tout contents. Aujourd’hui, il faut être propriétaire, auto-entrepreneur ; les belles individualités que voilà ! Et quelles autres perspectives avons-nous ?
Camarades des ronds-points, ne rejetez pas ce mot camarade, vous êtes en train d’en redécouvrir la sève, vous avez commencé par refuser une taxe sur le carburant. Puis d’un refus à un autre vous avez relié la chaîne logique du système d’exploitation global qui nous emprisonne. Vos refus sont devenus peu à peu revendications politiques que cela vous plaise ou non. Et vos revendications posent problèmes aux dirigeants, aux médias qui les servent, aux financiers qui les dirigent. Ils ont voulus ne voir que vos soucis de pouvoir d’achat, et vous ont proposé l’aumône. Vous l’avez refusée, car votre révolte est plus profonde, elle vient de plus loin, peut-être de l’époque révolue que j’évoquais plus haut. Et que, soudain, vous vous êtes aperçu que le pouvoir d’achat n’est que le pouvoir de vous acheter.
Etes-vous un peuple ? Vous voulez l’être. Vous réapprenez à l’être. Par les gestes anciens qui reviennent, le salut amical, le signe de reconnaissance à des inconnus défilants avec vous, ce sont des semblables, on est fier d’être parmi eux à la bataille. Car c’est une bataille que vous menez, une vraie, une violente ! Contre les violents, les vrais, qui prétendent faire de vos vies ce qu’ils veulent, eux. Et vous envoient leurs policiers avec leurs gueules de masques silencieux, sans âme, pour vous montrer par la matraque et le LBD, qui commande ici. Vous faire taire, briser votre juste colère et que vous rentriez chez vous gazés, lessivés, éborgnés, blessés dans vos corps et vos esprits révoltés, vaincus. La violence est inévitable. Cela s’appelle la lutte des classes et n’a jamais cessé d’exister. Croyez-vous que dans sa haute bienveillance le Pouvoir et ceux qui l’exercent réellement, à l’abri de leurs tours d’acier et de verre, face à vos revendications pour une juste répartition des richesses, auront à cœur de relâcher leur emprise sur elles ? Courir sus à l’Elysée ne manque pas de panache. Au fond, c’est, pour le peuple souverain, rentrer chez lui pour en chasser l’intrigant qui s’y pavane, l’usurpateur. Mais fondre sur la Bourse, ou le parvis de la Défense ébranler ces place-fortes de la finance internationale, où se décide l’avenir des populations laborieuses ou non, où la déesse Economie, hideuse créature revancharde, vile et veule, concocte ses poisons inodores, l’argent n’a pas d’odeur n’est-ce pas, voilà qui aurait du sens comme on dit aujourd’hui. Venir demander raison à ces gens de ce qu’ils font de nos vies ! Les voyous, les casseurs de vitrines et autres objets divers de consommation courante, les voleurs de grands chemins, ne sont pas ceux que l’ont croit, ou que l’on nous montre à la télévision. Combien de vies saccagées au palmarès des brigands costumés à la mode, propres et beaux, hautains avec leurs subordonnés autant que couchés devant leur hiérarques ?
Faute de pouvoir répondre autrement que par la répression, policière et judiciaire, le président de la République et son gouvernement, émergeant de leur frayeur, n’ont rien trouvé de mieux que mettre en place une consultation, un débat national, avec cahiers de doléances dans les mairies ! Quoi, bientôt la réunion des Etats Généraux ? Serions-nous revenus en 1789 ? C’est dire en quel état le pays se trouve ! Notre Révolution, décidemment, renaît des cendres sous lesquelles il était de bon ton de l’enterrer. Cette consultation n’est que la nouvelle mouture d’un procédé vieux comme la République, justement : montons une commission et attendons le rapport des « experts », après quoi, promis juré, dûment éclairés, nous prendrons les mesures qui s’imposeront.
Car le Président ne peut pas répondre à vos demandes. A une seule il le pourrait : sa démission. Pour le reste, il est tenu par celles et ceux pour qui, réellement, il gouverne, ou tente de le faire : les milieux financiers et leurs lois d’airain qui n’ont rien à voir avec la démocratie. Non seulement il est tenu, mais il fait partie du sérail. Pour lui, vos revendications sont purement et simplement une aberration. Son idéologie le persuade qu’il n’y a pas d’alternatives raisonnables à sa politique économique. Et puis il y a les traités européens qui nous lient et interdisent qu’il vous soit donné gain de cause. Ne serait-ce que sur les services publics. Vous voulez les voir revenir où les gouvernements successifs des Sarkozy et Hollande, sans vouloir remonter plus haut, subissant volontairement les mêmes contraintes, les ont fermés. Tous ces accords, ces traités européens, ont été votés par nos députés, du moins les majorités au pouvoir, et cela suffit. Etes-vous prêts, en toute conscience, à remettre en cause ces traités, l’Europe telle qu’elle est, le paiement de la fameuse dette comme autant de menaces sur nos têtes ?
Quand à la démission de ce président, n’y comptez pas trop. Du moins pour l’instant et si, à force de discipline dans les manifestations du samedi, vous apparaissiez finalement comme une attraction hebdomadaire sans conséquence à l’instar des manifestations syndicales du 1er mai. De surcroît, méfiez-vous, un Macron peut en cacher un autre. Il est probable que s’il venait, sur un coup de déprime, à démissionner, nul doute que ses maîtres auraient déjà investi dans un autre issu du même tonneau à peine remaquillé de frais pour séduire les imbéciles, et ils sont nombreux, les imbéciles.
Jusqu’à présent, votre enthousiasme salutaire fait plaisir à voir. Vous êtes partis à l’assaut du ciel et vous ne semblez pas prêts à lâcher prise. Il y en a parmi vous qui ont renoncé, qui renoncent. C’est normal. Au fur et à mesure, ce sont les plus déterminés qui font avancer les choses. Mais gare à l’épuisement faute d’organisation. Vous parvenez à vous coordonner, c’est déjà formidable, il faudra sans doute aussi se structurer pour des raisons d’efficacité. Des leaders naturels se dégagent de vos rangs, c’est normal aussi. Toute aventure humaine a vu cela. A charge pour vous de ne rien céder à l’idolâtrie. De vous dotez de structure rendant impossible la prééminence irrationnelle de chefs charismatiques. Facile à dire ! Certes. Mais vous avez un avantage : dans vos propositions vous avez retenu de réclamer le référendum révocatoire. Il suffit de commencer à se l’appliquer, dans le mouvement lui-même.
Le génie colérique vous a visité. Il y a de la grandeur à la saine colère. Celle qui se lève comme une bourrasque libératrice, ample et généreuse. Dont la valeur primordiale porte à l’universel, à ce qui réuni les hommes, les porte au-delà d’eux-mêmes et balaie les haines, les calculs d’intérêts, la laideur d’un monde de pertes et de profits, monde de comptables sans foi ni loi.
Apparemment, les réseaux sociaux le seraient réellement, si j’en crois l’usage que vous en faites. La nouvelle tour de Babel où s’interpellent et débattent en permanence, dans toutes les langues, ou presque, les citoyens et les citoyennes du monde. On y trouve de tout. Du mensonge aussi, et il prolifère plus volontiers que la vérité. C’était vrai à l’époque du comptoir de bistrot, sauf que c’était circonscrit au bistrot. Le nombre fait toute la différence. Et le mensonge est toujours plus arrangeant que la vérité. La vigilance est donc de mise. Il faut se souvenir aussi que ces extraordinaires moyens de communication sont mis sur le marché par des sociétés devenues de gigantesques consortiums qui les exploitent et exploitent nos données sans restriction en en tirant des profits financiers considérables…
Gilets jaunes, il y a beaucoup à faire. La tâche entreprise par vous s’avère délicate, pleine d’embuches, mais porteuse d’espoirs comme jamais depuis longtemps ! Respect doit vous être rendu quelle que soit l’issue du combat que vous menez ! Vous avez rendu au jaune sa liberté ! Jusqu’à vous, couleur méprisable du non-gréviste, du délateur, de l’homme lamentable, la voici qui pavoise supplantant, dans la rue, mes si chères bannières rouges et noires ! Quelle dérision ! Mais je ne m’en fait pas. Je sais qu’il y a parmi vous, sous le jaune affiché, des cœurs rouges qui battent fort et des colères noires qui ne sont plus rentrées. Aucune révolution digne de ce nom n’aura été tranquille. Il faut savoir ce que l’on veut et le prix à payer pour ça.
Est-ce que je rêve ? Sans doute. Je n’ai aucune autorité pour m’adresser à vous de la sorte, absolument aucune. Et encore moins de prétention à quelqu’écho parmi vous que ce soit. Je suis vieux à présent, ce n’est pas quelque chose que l’on se plaît à entendre de nos jours. A l’heure où de pauvres bougres recuits ne veulent pas assumer leur âge et poussent leurs pauvres jambes à trottiner en trottinette, moi qui est connu ce plaisir lorsque j’étais en âge de le faire, j’avais cinq ans alors et fière allure, j’ai plaisir à dire ce mot « vieux », vieux con vaut toujours mieux que petit con. Jadis, le vieux était un sage, aujourd’hui c’est un senior. Ce mot espagnol en promotion ne signifie rien en termes de sagesse. Oui, je suis vieux et je rêve. Je mourrai rêvant, œil ouvert sur le néant.
Gilbert Provaux – 20 janvier 2019
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