Je parcourais l’étendue glacée.
A perte de vue la coulée immobile des glaciers et derrière moi, les tourbillons pulvérulents lancés à ma poursuite.
Peut-être, devrais-je m’arrêter, fabriquer un abri sûr, comme le font ces peuples orgueilleux qui vivent aux extrêmes et nomment igloo. Mais je n’en sais pas le secret. Il me faut courir avec mes chiens à bout de force, mais trop sauvages pour reculer.
Mon corps est resté là-bas, très loin, recroquevillé sur ce vieux fauteuil où j’aimais à lire, au fond de cet appartement trop grand, dans la Ville du soleil virulent où règnent sans discontinuer les températures caniculaires.
Cependant, le froid m’avait pris.
Il m’avait pris sans l’aide inopportune des appareils climatiseurs. Il faisait très chaud, de plus en plus chaque année. Et moi j’avais les mains gelées, les pieds de même ; sur mes épaules un châle de givre, alors que chacun déambulait en chemise légère, souvent en bras de chemise, en pantalon court et sandale, chapeau sur la tête et lunettes aux verres filtrants. Les femmes portaient des robes légères, les enfants allaient presque nus. Je me couvrais de tricots épais, de gants et de chaussettes, je me couvrais de ridicule.
Désormais, je reçois les rafales coupantes du blizzard, qui me font tomber à genoux, les claques à vous tourner la tête, les gifles et les griffes acérées de ces terribles vents violents qui gèlent tout sur leur passage, mon crâne désolé, ma barbe et mes sourcils, ce pourquoi les canadiens les nomment Barber.
Malgré tout, je ne regrette pas ce corps-là que j’ai laissé. Je l’abandonne sans regret à son confort de fauteuil moelleux, aux chaudes soirées silencieuses et solitaires, vouées à la lecture. Je l’abandonne à ses douleurs de vieil homme dans la chair qui reste sur l’os, dans l’os même qui veut percer la peau. Je l’abandonne à son dégoût de la multitude, à ses humeurs dégradantes, à son désespoir chronique, vicieux et malsain, ainsi que ses goûts l’étaient.
Je suis parti de moi-même emporté par le froid sans autre destination.
Les banquises où je m’égare, menacent. Elles se fissurent, s’ouvrant brusquement sous mes pas, libérant les eaux glaciales du dessous qui me happent. Lourd de fourrures inutiles, je coule au royaume de l’orque tueuse. Je m’en extrais dans la douleur, rampant, les mâchoires de mes bêtes aux crocs de fer, plantées dans mon habit immédiatement gelé, tirent pour m’y aider.
Ils me traînent au sec, se concertent, toujours agités d’aboiements, m’entourent de leur pelage dru hérissé, en vain. Le froid le plus vif ne lâche pas sa proie, je grelotte. Mais je continue. J’ai mal à la gorge, je tremble, je pleure et mes larmes sont solides comme des diamants qui me coupent les joues. La brûlure intense de leurs facettes aigües lacère ma face dont le sang se fige instantanément.
Je titube. Mon souffle rauque est difficile. Je tousse, les frissons ne finissent pas.
Je vais pourtant. Il n’y a pas de ciel que je puisse invoquer, tous les dieux y sont morts. Il me semble qu’ils sont ici. Statues gigantesques de glace, ils attendent, impuissants, jusqu’à la fonte. Les temps de la Fonte viendront, ils fondront avec et ce sera la fin. Pour l’heure, je me plais à croire qu’ils me regardent passer, observateurs indifférents.
Les dieux meurent. Les déesses demeurent. C’est ainsi.
Elles sont là-bas, très au-delà de ces montagnes inaccessibles qui me barrent l’horizon, peut-être sont-elles l’horizon ? L’En-Deçà du Néant. Et pour avoir voulu à toute force de ma volonté y aller voir, telle est ma punition infernale. Il faut aller, souffrir et endurer. Nulle Perséphone ne m’attend dans cet Hadès-là. Que m’importe, si l’Autre s’y trouve ! L’Autre, Celle aux yeux pers.
Elle gravit devant moi les marches cyclopéennes de son Parthénon, son long manteau lui faisant comme une traîne. Je ne peux ni ne dois la suivre. Un oiseau s’est posé sur son bouclier négligemment jeté sur un autel ébréché. Il me scrute. Un géant git sur la pierre, transpercé d’une lance ; il perd son sang. Je ne peux ni ne doit la suivre.
J’ai pu la suivre pourtant. Je l’ai fait. Quel souvenir ! Du milieu des bourrasques soudaines qui me couvrent d’une neige épaisse tandis que je n’entends plus rien, pas même mes chiens dont j’imagine seulement les jappements douloureux qu’ils émettent dans leur fuite éperdue, une force improbable m’impose cette réminiscence. C’était dans l’air grec, tiède et lumineux.
J’avais guerroyé longtemps sous les hauts murs d’une puissante cité qu’il fallait prendre. Elle ne se montra jamais, sa présence pourtant auprès de moi, était de tous les instants. Elle m’inspirait des ruses nouvelles, me gagnait des forces supérieures, on acclamait mon nom. Elle me l’avait assuré : ils ouvrirent les portes et firent entrer le cheval. Nous prîmes la ville, je me couvris de sang et de gloire.
J’ai été maudit, pourchassé sans relâche. J’ai erré longtemps. La Déesse ne m’a jamais quitté. Avec elle, j’ai triomphé de tout, sauf de la tristesse. Elle-même n’y pouvait rien. Au matin du naufrage ultime, elle se pencha sur moi. J’ouvris les yeux, je vis les siens.
Mes paupières se refermèrent presqu’aussitôt, à temps pour ne pas être aveuglé.
Trop tard pour ne pas être embrasé et glacé à la fois. Ebloui, affolé, oh ! Qu’il me soit donné de les revoir, ces yeux pers de la Déesse !
Le froid se fait plus atroce. Les engelures me torturent. C’est donc l’Eternité !
Il n’est plus rien d’autre ici que le blanc virevoltant des neiges cinglantes, l’éternel blanc. Je me cogne et chute lourdement au pied d’un mur de glace. La première marche d’un gigantesque escalier.
La forme que j’aperçois tout en haut est colossale. Cela respire, cela bouge. Cela vient. Et la Terre gelée, le Ciel tourmenté de nuées sombres, l’océan charriant son fardeau d’épaves de craie, suspendent leurs mouvements, n’osent pas trembler.
Elle est d’une splendeur insupportable. Les nerfs de mon cou se cabrent. Je ne devais plus la contempler. Nul ne le peut. Effroyable merveille, la vision de la Déesse m’arrache un sourire, celui des idiots, qui me déchire les commissures. Et ma douleur est joie suprême. Il n’est plus rien en moi pour haïr ou aimer ; qu’une écume d’extase soulevée par la grâce.
- Mortel as-tu un nom ?
La Déesse a parlé. Sa voix fracasse mes tympans, une voix mélodieuse pourtant, grave et délicate, savante et scrupuleuse. J’articule péniblement :
- Je n’en ai pas ; j’ai trop froid pour en avoir un ; vous le savez bien.
- Je le sais. Tu n’es personne.
- Rien ! Je ne suis rien. Mon corps bientôt brisé grelotte à tes pieds. Cette carcasse ne peut pas avoir de nom.
- Veux-tu que je lui en donne un ?
- Pourquoi le voudrais-je ?
Un rire éclatant résonna sur le continent congelé. Les icebergs énormes se détachèrent à la dérive. Mes os couverts de glace sous ma chair nécrosée se figèrent à jamais parmi les blocs enneigés qui furent des temples et des tombes. Ma mémoire frappée, usée jusqu’à la trame, alors se brise en mille éclats tranchants. Mes paupières ne se ferment plus sur mes yeux aveugles, qui fixent éternellement la Déesse aux yeux pers.
Gilbert PROVAUX - Août 2022
L'amour est souvent brulant, mais il peut être glacial, la preuve ! Du froid ou du chaud, que va-t-il nous arriver ?
Aah, les yeux Pers d'Athéna ... Forte réaction aux températures actuelles je suppose. Quoiqu'il en soit, une courte aventure des glaces ou l'on retrouve bien , toutes tes préférences ou manies. C'est un texte du grand nord et qui pourtant nous fait penser à la Grèce et ses statues antiques. Dépaysant et surtout, rafraîchissant. Dois-je préciser que j'adore ?