Entre deux : Notre fatalité ou notre destin. Nous sommes entre deux, toujours.
Si je veux qu’il en soit ainsi, vraiment, profondément, dans ma vie, mon quotidien, mon désir, ma jubilation, ma rage d’être, ce n’est plus une fatalité mais un destin assumé. Je ne suis plus une victime. Cet entre-deux, c’est moi. Je suis libre.
Entre deux tours des élections, les camps encore en lice se regroupent pour l’affrontement « final », qui n’est qu’un répit entre deux élections. Nous sommes en démocratie, cela veut dire que l’on peut voter ou pas. Entre les deux mon cœur balance. Ni l’un ni l’autre n’est qu’une illusion. Alors la rue, descendons-y ! Brisons avec cette alternative désespérante ! Formons un peuple pour triompher du vide, emplissons ce vide de nos désirs de bonheur trop longtemps réprimés ! La liberté ou la mort ! Entre deux encore. L’une peut-être, ou à peu près, l’autre sûrement tôt ou tard.
Entre la vie et la mort, nous sommes nés, avons vécu, avons disparu. Entre Charybde et Scylla, nous naviguons dans ce détroit sans issue que seul Ulysse a pu franchir, mais pour aller vers d’autres épreuves, toujours d’autres épreuves entre cyclope et lotophages, entre Calypso et Circée, entre Troie et Ithaque, entre les prétendants et Pénélope, entre la colère de Poséidon et la sagesse d’Athéna.
Entre le bien et le mal, qui n’existent pas, qui ont surgi de nos démêlés entre deux notions plus anciennes le vrai et le faux, d’où découleront aussi, plus tard, le beau et le laid. Et nous en sommes toujours à opposer bien et mal mécaniquement, ânonnant des codes religieux, au mieux laïcisés pour nos juges et nos jurys, nos milliards de juges et de jurys populaires morgueux et infatigables partout autour de nous coincés que nous sommes entre récriminations et interpellations. Entre institutions et vox populi débridée désormais hégémonique.
Entre raison et sentiments, pour le dire comme Jane Austen. Pauvre Jane. Entre raison et émotion, de nos jours, la balance penche sous le poids de la seconde. Que trop. Nous avons réglé leur compte aux Lumières. La larme (l’alarme) plutôt que l’argumentation raisonnée. La dénonciation du complot, plutôt que l’analyse objective d’un fait ou d’une situation à partir des données établies par des sciences qui ont fait leurs preuves depuis des siècles et ont fini par s’imposer non sans mal tant elles ont dû subir les foudres des religions, des pouvoirs en place, des coteries installées, des foules incultes apeurées par de bonnes âmes qui y trouvent leur intérêt pécunier ou autres. Combat contre l’obscurantisme sans cesse renaissant.
Entre complot et lutte ouverte revendiquée. L’histoire nous enseigne les deux : aux Ides de Mars, c’est bien un complot fomenté par des sénateurs profondément républicains qui abat le Dictateur Jules César dont la popularité faisait craindre à ces quelques vieux romains le retour d’une royauté exécrée. Plus près de nous, l’assassinat de John Kennedy résulte bien d’un complot, personne ne le conteste. Non plus qu’il s’en est agi d’un aussi pour l’affaire Ben Barka dans notre beau pays alors gaulliste. Mais la réussite, le développement et l’hégémonie acquise sur la quasi-totalité de la planète par l’économie capitaliste devenue ultra libérale, n’est pas le résultat d’un complot de quelques vieilles fripouilles bien connues. C’est le résultat d’une longue histoire que l’on peut faire, dont chacun, chacune, a pu avoir des notions par exemple à l’école, que de retentissantes études ont fait connaître à peu près partout (qui ignore encore les écrits de Karl Marx ?), dont on a identifié les grandes étapes à partir de l’époque moderne (XVIème-XVIIème siècles, lire ou relire « L’Empire du moindre mal » de Jean-Claude Michéa, par exemple) et dont on peut assurément dire qu’il n’y a rien de secret là-dedans.
La différence saute aux yeux : d’un côté, le petit nombre qui n’accepte pas une situation qui lui est faite contre ses intérêts immédiats à l’intérieur des instances du pouvoir établi et qui refuse de s’y soumettre ; de l’autre, le produit d’une histoire se déroulant au vu et au su de tous, avec ses logiques systémiques, ses contradictions, ses luttes, ses victoires et qui autorise les lectures critiques et contestataires. Médecine et pharmacologie ne dérogent pas au principe du système dans lequel nous vivons, qui est la recherche du profit maximum avant toute chose et point besoin de crier au complot lorsque cette logique économique s’expose soudain crument à l’occasion d’une pandémie. Et l’origine de cette pandémie quelle qu’elle puisse être, résulte de cette logique. Le bon peuple « découvre » ce pourquoi il vote ou s’abstient depuis des lustres, ce pourquoi il croyait bon de râler lorsqu’il s’en prenait aux quelques-uns qui se mettaient en grève et manifestaient dans les rues. Il s’estime trompé mais il ne l’a pas été. Encore moins de nos jours où l’on peut s’abreuver à toutes sortes de sources pour s’informer, outre que les défenseurs du système n’ont jamais fait mystère de leurs desseins et les exposent partout. Evidemment, si l’on « pense » que tout est pourri, que tout vaut tout et les restes, il n’y a aucune raison de s’engager, encore moins d’ouvrir sa gueule. Cela signifie, en toute logique, que nous sommes nous-même assez pourris pour, accédant au pouvoir, nous pratiquions à la manière de ceux qui y sont. Pour le coup, nous ne sommes plus capables de distinguer les deux termes de l’alternative. En fait, l’émotion nous a débordés. La paresse du recours à la fatalité vient recouvrir notre impuissance avouée (on ne peut rien faire de toutes façons) ou inavouée (que veux-tu, « ils » seront toujours les plus forts).
Internet est le meilleur outil de distraction massive des foules. Tout y étant exposé au même niveau d’horizontalité absolue, les éléments les plus pertinents y sont noyés sous des tonnes de sottises aguicheuses. Ce n’est plus la Religion l’opium du peuple, c’est internet, à travers lequel, soi-dit en passant, la Religion se fait une nouvelle jeunesse !
De deux maux, il faut choisir le moindre : raison ou émotion ? L’époque est à l’émotion, on l’a dit.
Mais l’émotion étouffe la réflexion, la rend inaudible. La domination sur les mentalités, des jeunes en particulier, des modes de vie anglo-saxons, le mimétisme des réactions, des tics de langage, jusqu’à la gestuelle, à la manière américaine, grandiloquente, de ressentir, mettent le curseur du raisonnable au plus bas niveau.
Aujourd’hui, la raison vacille en ce monde ouvert à tous les vents, communicant sans retenue, bavard, confus, perturbant en diable, où la fortune privée fait voler des fusées, prétend régir l’espace, conquérir la Lune et coloniser Mars, pour commencer. Où la monnaie elle-même n’est plus le privilège de l’Etat, se privatise et se démultiplie dans nos nouveaux mondes virtuels chaque jour plus réels pour des millions de voyageurs qui s’y installent avec armes et bagages. Serait-il temps de quitter ce monde voué au dépérissement, aux températures extrêmes, aux catastrophes climatiques récurrentes ?
Réel ou virtuel ? Déjà, des univers virtuels sont bâtis dans lesquels nos avatars iront travailler, visiter des musées, acheter des œuvres d’Art pour les contempler dans un chez soi virtuel ou se livrer aux joies de vendre et d’acheter sur ce marché virtuel de l’Art virtuel. Nous y retrouverons nos connaissances, avatars eux-mêmes, nous pourrons sans crainte les embrasser, leur serrer la main. Nous pourrons tomber amoureux d’une belle avatarde… Pendant ce temps-là, nous serons, comme tout le monde, les écologistes rigoureux d’une nature idéalisée, avatardie, engagés dans une association de bienfaisance virtuelle venant en aide à des infortunés virtuels pour quelques bitcoins à distribuer, déductibles d’impôts de l’Etat virtuel…
L’émotion fait advenir le tyran.
Perdus, angoissés, on s’en remet à lui, tout est si simple avec lui. Grâce à lui, nous croyons échapper aux alternatives, aux choix qui nous engagent, nous pouvons être de mauvaise foi, nous laisser aller à l’auto apitoiement, ne sommes-nous pas des victimes ? Réécoutez les discours enflammés d’Hitler aux travailleurs allemands : vous êtes des victimes, leur assénait-il ! Et les victimes étaient au propre comme au figuré « ravies ». Victimes de la finance internationale, donc des juifs ; du complot judéo-maçonnique multiséculaire ; des français et de l’iniquité du traité de Versailles, etc. Et les victimes, ainsi justifiées, pouvaient se livrer avec frénésie aux pires exactions, aux pires horreurs désormais autorisées sinon recommandées.
Ce nabot si peu viril qu’il en est hystérique, aurait dû faire s’esclaffer la foule. Hélas la foule n’a pas d’humour, seulement de l’humeur, mauvaise en l’occurrence. Ménagères en courroux contre la réussite des voisins étrangers, employés déclassés grognant à la hiérarchie et méprisant avec les « subalternes », militaires à la retraite rêvant d’en découdre à nouveau, ouvriers au chômage hargneux vis-à-vis des syndicats et des syndiqués, jeunesse à la dérive, tout un ramassis de ressentiments. Les « faibles » enfin reconnus, désignés tels par le tyran qui les absouts de leur faiblesse, relèvent alors leurs mille gueules revanchardes.
Leur titre de gloire, d’être des « victimes », en tête, ils réclament d’être honorées comme telles, nommant cela « justice » en acclamant celui qui les flatte, qui est comme eux mais qui ose, lui. Ce raté, tribun de brasserie, aquarelliste sans talent, autodidacte peu instruit, auteur d’un méchant livre de malheur, détaillant ad nauseam ses détestations et ses projets mortifères, découvre au sein de la foule anonyme, la seule force dont il puisse disposer pour oser porter son délire de puissance : le nombre. C’est ce qui va en imposer aux pouvoirs de cette époque et les gros industriels, inquiets d’un mouvement communiste en expansion, sauront l’utiliser au gré de leurs intérêts.
Jusqu’à ce qu’il passe la mesure…
Dira-t-on assez la laideur de l’émotion ? Baudelaire l’a fait en faisant parler la Beauté : « Je hais le mouvement qui déplace les lignes / Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris », écrit-il.
L’émotion déforme les traits du visage, suscite contorsions et gesticulations incongrues, excès lacrymaux et verbaux insupportables, cris d’orfraies. Et plus encore lorsque ce déluge émotionnel est calculé. C’est l’émotion domestiquée socialement responsable, dûment organisée à destination de la jeunesse jamais en reste de démonstrations de solidarité et d’empathie hyperbolique. Ce sont des débordements émotionnels recherchés et entretenus par les médias, qui n’ont rien à voir avec la passion mais tout à voir avec l’hystérie nombriliste des individus comme des foules elles-mêmes. La froide raison n’est pas « porteuse », elle ne l’est plus.
Et pourtant, la raison, ça nous connaît ! Au pays de Descartes, nous savons raison garder !
C’est une de nos saines traditions. Depuis le dernier des gueux jusqu’à la tête des rois et encore après eux, on sait faire la part du réel et de l’imaginaire, révérer, avec Rabelais, une tête bien faite. Le vieux fond gallo-romain a su équilibrer nos fougueuses fantaisies gauloises sans nuire à la vigueur de l’imagination. La rigueur romaine que nous avons fait nôtre s’est appuyée sur l’élégance de la pensée grecque. Devenus chrétiens, nos rois « très chrétiens » ont développé un gallicanisme de bon sens notamment en matière de religion refusant au Pape la haute main sur les affaires ecclésiastiques du Royaume. L’Université a rayonné très tôt raisonnant sur les textes sacrés à la lumière des auteurs latins puis grecs, Aristote particulièrement, lors de leur redécouverte. Abélard est un moine raisonneur, il le paiera cher mais pour s’être laissé aller à une émotion hors de prix ! Et puis la Renaissance, cette caresse de l’Italie sur nos fronts têtus encore ouverts à l’émerveillement, verra notre François 1er y partir en conquérant pour en revenir en mécène avec Léonard de Vinci venu nous enrichir de son universel génie. Il y aura ce grand esprit éclairé Pic de la Mirandole, et puis bientôt « le choc Descartes », notre « Méthode » imparable, le symbole de l’esprit français, une vraie révolution philosophique mondiale, qui donnera en Hollande Spinoza entre autres. Blaise Pascal est de ce temps aussi, mathématicien, métaphysicien, esprit inquiet, logique implacable. Plus tard, les lumières ! Tous les raisonneurs s’affirment ! Diderot, Voltaire, d’Alembert, l’Encyclopédie ! Et Rousseau avec son Contrat Social ! La Grande Révolution se fait sous l’égide de la Raison ! Comment pourrions-nous l’oublier ?
Entre deux. Entre le bourreau et sa victime.
Dans les années 1970, honnies par la « pensée » contemporaine, il s’agissait de tenter d’élucider la violence, ceux qui la portent et la nature des sociétés dans lesquelles elle s’exprime sous toutes ses formes, violence individuelle, collective, violence des pouvoirs. Aujourd’hui, rejet total de cette attitude : on se penche exclusivement sur des victimes à grand renfort d’émissions spéciales, d’innombrables et douloureux témoignages, d’analyses sans intérêt autre que d’en parler, parler, parler… Le spectacle prévaut. Voyeurisme et délectation morbide du voyeur et de sa victime consentante. En dépit de tout bon sens, on veut faire du bien à toute force en s’interdisant de comprendre le mal, s’il faut encore user de ces deux catégories usées pourtant jusqu’à la corde mais dont il ne peut plus être question ouvertement de discuter la pertinence.
Pas étonnant que notre temps privilégie Camus plutôt que Sartre.
« Tu dois être l’enclume ou le marteau » écrit Goethe dans son journal. Difficile de s’identifier à l’une ou à l’autre quand le sentiment que nous avons est que nous sommes bel et bien entre l’un et l’autre ! La raison est-elle le marteau qui cogne de toutes ses forces sur l’émotion, pesante enclume qui nous cloue au sol comme le boulet du bagnard, pour en faire jaillir l’étincelle de l’intelligence qui libère ? Ou bien serait-ce l’émotion, ce marteau frappant l’enclume de la raison pour tirer une lumière de ce cœur de fer, un feu jaillissant de révélations joyeuses, sans rime ni raison ? Faudra-t-il s’en remettre, comme le malicieux Devos, à la raison du plus fou ?
Gilbert Provaux – mai 2022
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