« L’amour, sans la mort, ce n’est pas tout à fait l’amour ». C’est en ces termes que Léo Ferré, en scène, introduisait son interprétation du poème de Baudelaire « La mort des amants ». Sans la mort, Eros ne paraît pas, les grecs de l’Antiquité, qui savaient tout déjà, nous l’ont montré. Les larmes d’Eros sont des larmes de sang. Qui lit encore Georges Bataille ? L’érotisme est l’approbation de la vie jusque dans la mort, écrit-il dès la première ligne de son ouvrage. Et c’est pour cela, sans doute, que l’homme cherche à tuer tout ce qu’il aime, selon la belle formule de Sigmund Freud. Et n’allez pas confondre : l’amour, ce n’est pas la philia, ce n’est pas agapê, ce n’est pas la tendresse. L’amour, c’est la violence de la passion qui gronde sur l’Empire des Sens, toujours au bord du gouffre. L’admirable film d’Oshima nous y transporte et c’est terrible, comme la beauté est terrible. Relisez, s’il y en a qui savent encore, « Les Hauts de Hurlevent » écrit par une femme qui n’avait rien d’une « écri-vaine » mais qui était un authentique écrivain. Nous devons oser faire face à nous-mêmes : nul démon ne nous possède que nous-mêmes. Rester lucides dans la tourmente. Certes, l’époque ne s’y prête guère où l’hypocrisie, la lâcheté, la médiocrité, la vulgarité satisfaite triomphent, ayant conquis droit de cité.
Voici une histoire d’amour. Une femme débordante de force, d’énergie généreuse, belle comme le jour, tombe amoureuse – c’est ainsi, on « tombe » amoureux… - d’un homme ébouriffé, douloureux, revendicatif, un révolté, un excessif, au sourire d’enfant têtu. C’est le chantre du Noir Désir. Elle est toute lumière, elle l’aveugle. Il s’aveugle d’elle. Elle aime sa nuit. Ces deux-là sont des artistes, des vrais. Rien à voir avec la multitude bruyante et narcissique que les « Média », désignation générique d’un pouvoir issu de la revanche des minables sur l’intelligence muselée, cooptent, installent partout où la populace docile, qui, peut-être jadis, fut un peuple, est maintenue inculte sous l’abrutissement programmé par nos maîtres à tous, économistes morgueux, marchands, financiers tout heureux de paraître au sommet du tas d’immondice dont ils ont fait la République sur les cadavres des hommes libres morts pour elle. Oui, voilà bien nos maîtres : gestionnaires singeant les conquérants, thuriféraires des us et coutumes anglo-saxones qu’ils importent, oublieux même de leur propre langue, répandant leur pestilence sur le Monde où, désormais, chacun est sommé de se faire boutiquier ou consommateur, les deux à la fois si possible. La malhonnêteté montrée en exemple, la perversion du langage, le cynisme vulgaire, les valeurs morales moquées ; Judas encensé sous le masque mal ajusté de Jésus. Je m’égare ? Allons donc, tout est lié.
L’histoire d’amour se termine mal, comme chacun sait. L’homme tue la femme. Il ne l’a pas voulu. Mais les corps sont ainsi faits qu’ils se peuvent briser au bout d’un coup fatal que l’on a pas su retenir. Quelle folie a orchestré le drame ? Quelle folie s’est abattue sur ce couple retranchant de notre vallée de larmes, l’un de ses deux termes ? Nul ne le saura jamais, ni le tueur, ni ses juges, ni les psychiatres assermentés. Encore moins la foule enragée des justicières décérébrées confondant féminisme et hystérie collective. Cette foule, notons-le bien, est excitée par les chasseurs de crimes. Je veux dire les « journalistes », « chroniqueurs », toutes gens inutiles paradant sur les ondes, parasites qu’ils sont, pour étouffer le peu d’intelligence qui y subsisterait.
Un simple constat de médecin légiste : notre République est décédée, malade de démocratie. Comme nous l’avons aimée, la démocratie ! Le pouvoir du peuple par le peuple pour le peuple. Voilà, nous y sommes. C’était donc ça ! Voici partout la parole libérée : mensonges, faussetés, âneries, niaiseries complaisantes, infantilisme et propos diffamatoires, injures, sottises faisant reculer la Pensée de plusieurs siècles en arrière, fables religieuses criminelles, fanatismes abjects, délations, etc. La démocratie de notre temps opère en réseaux baptisés « sociaux ». Ce n’est plus la tyrannie d’un seul, non, c’est pire, c’est la tyrannie de tous sur tous. La liberté exige des hommes libres pour l’exercer. Non ces esclaves qui, loin de vouloir être libres, réclame leurs chaînes (de télévision de préférence) et le carcan des religions.
Tandis que la femme repose sous la terre, l’homme est allé en prison. Il y a purgé sa peine comme on dit. Puis il est sorti après en avoir purgé plus de la moitié. La justice des hommes, ainsi qu’elle le fait quotidiennement pour chacun d’entre nous, a estimé qu’elle pouvait le relâcher avant le terme. Nul passe-droit, nulle clémence indue, le Droit rien que le Droit. Il a repris son travail d’artiste. Fatalité : Cantat, tel est son patronyme, et comme ce patronyme l’indique, il chante. C’est lui, c’est ce qu’il sait faire, ce qu’il aime faire, c’est son travail. Coupable, il le sera toujours, définitivement. On ne sort pas de cette prison-là. Il le sait, faut vivre avec. Il s’y efforce. Autour de lui, les amis s’éloignent. Et, à nouveau, la mort frappe. Une femme qu’il aima et qui le soutint dans l’épreuve ne veut plus, ne peut plus vivre, elle se pend. Aussitôt, reviennent à l’attaque les chasseurs de crimes. Ils rôdent dans l’entourage, hument les poubelles, à l’instar de l’ignoble engeance nommée « paparazzi », quêtant auprès d’anciens apôtres devenus apostats quelques sournoises accusations, quelques soupçonnables complaisances de leur part, du temps qu’ils étaient en amitié avec le Coupable. Si une ancienne compagne s’est suicidée, il doit absolument y être pour quelque chose. Les enquêtes policières, les conclusions de la justice disent qu’il n’y est pour rien ? Et alors ? Nous ne laisserons pas passer l’aubaine, nous creuserons dans la haine et y trouverons notre miel ! Ouverture de journal sur la « terrible accusation », le document qui révèle toute la noirceur du personnage ; vite : une émission spéciale avec un débat de « spécialistes », l’enquête est rouverte, une avocate a recueilli un témoignage accablant… Le bon peuple s’indigne, honnêtes-gens-qui-n’ont-jamais-tué-personne.
Et les femmes se mobilisent, s’insurgent ; c’est la Révolution qui lève ! Elles vont par les rues, dressent les poings ! Mais c’est qu’elles vont tout renverser, gouvernement, patronat, pourquoi pas incendier mosquées et synagogues, temples et églises ! La bourse ? Non ! Non, rassurez-vous ! Pas de panique, c’est après un chanteur qu’elles en ont ! Ce sont nos féministes 2.0, radicales et décidées, mais toujours jeunes et jolies, depuis la bataille du cinématographe, brillamment remportée par le Front de Libération des Stars, Canal Hollywoodien. Les voyez-vous ? Trop heureuses de trouver enfin une cause à leur mesure, petite, où elles puissent surtout apparaître en victime éternelle du mâle, toujours un peu trop mâle à leur goût. Comme si parvenir à retrancher cet homme, Bertrand Cantat, de la communauté des hommes, disons des humain(e)s (vous voyez, je fais un effort pour complaire à la vulgate), pouvait être une décisive avancée dans la lutte des femmes. Nous sommes tellement loin des féministes véritables, partout sur la planète : anonymes, ouvrières dans leurs usines, syndicalistes opiniâtres, employées, luttant toutes pour un salaire égal à travail égal, luttant contre des systèmes obscurcis par des religions ineptes, pour le droit à l’avortement, le droit de disposer de leur corps, la liberté sexuelle, luttant contre toutes les morales mortifères, les tabous, toutes ces choses qui auraient dû disparaître depuis longtemps et qui perdurent faute d’une véritable colère braquée sur les bonnes cibles, les cibles pertinentes que j’ai désignées, comme d’autres le font, ici ou là dans ce texte et ailleurs. Souvenons-nous des féministes véritables, je ne veux pas croire que leur race ait disparu.
Elles inscrivaient leurs combats dans la lutte pour l’égalité et la liberté des peuples, contre les religions, toutes, qui, toutes, les relèguent au néant de la procréation ; contre le système d’exploitation capitaliste et pour une autre société plus juste, plus audacieuse, dans laquelle la vie vaudrait le coup d’être vécue, dans laquelle femmes et hommes pourraient s’épanouir de concert. A quoi sert-il de remplacer mécaniquement un homme par une femme si rien n’est changé ? Croit-on stupidement que cette seule substitution garantirait une quelconque évolution dans les rapports humains ? Que le président d’une multinationale soit une présidente, qu’est-ce que ça fait ? Rien. Une femme peut faire tout ce que fait un homme, y compris les pires horreurs. Sur ce point, l’égalité est réalisée depuis toujours.
Tout le monde aujourd’hui s’érige en juge de son prochain. Le juste s’en gardera bien. « Comme vous mesurez, vous serez mesuré » disent les Evangiles. Que celles et ceux qui s’honorent du titre de chrétien relisent leur propre Livre. Et que chacun rentre chez soi s’occuper de ses affaires. Le reste est affaire de conscience. Dans le silence, entre soi et soi, en son for intérieur où se trouve, souhaitons-le, une conscience. En notre solitude et en toute lucidité : le drame humain se joue quotidiennement, avec ses heurs et malheurs. Le jugement des hommes est inopérant. De l’histoire, nulle leçon n’est jamais tirée. Et pourtant, chaque jour, des hommes et des femmes envisagent un avenir meilleur, essaient de travailler à son avènement. La vanité même de cet acte en fait sa grandeur sachant qu’il n’y a pas d’arrière monde, pas d’au-delà, nulle divinité pour nous secourir, nous aider, nous accueillir aux portes de quelque paradis de pacotille, lorsque tout est consommé et quelle que soit la manière dont tout s’est achevé. Le destin de toute civilisation est dans ses ruines. Qui n’a ressenti, face à elles, ce sentiment poignant de grandeur ? Cette indicible nostalgie d’un passé révolu obscurément familier ? Et qui nous ramène à notre dérisoire contingence ?
A l’instant où j’écris ceci, il paraît que Cantat renonce. Cantat ne chantera plus. Le troupeau beuglant doit être satisfait. Il se voit en héros, vainqueur de la bête. Le nombre, une fois de plus, a vaincu. Triste époque. Je voulais écrire : « laissons Cantat chanter. Ce n’est pas pour rien qu’il lui reste, malgré tout, un public chaleureux. Il mérite de l’avoir. Les Me(r)dia publics ou privés n’ont pas à se mêler de ça. Ils n’y entendront jamais rien, ce n’est pas dans leur nature.
Soit. L’artiste honni se retire du jeu. En l’occurrence, il renonce à paraître sur la scène. Peut-on espérer que la horde éructante, femelles et mâles mêlés, volontiers pourvoyeuse de crachats, sans doute consternée de ne plus pouvoir exiger la guillotine, se taise enfin et rentre dans ses foyers ? Ou doit-on s’attendre encore, hélas, à la voir jaillir à nouveau, si, d’aventure, le chanteur muet se prenait à publier un livre, à jouer de la musique, ou à parler, un peu trop fort ?
« Ce qu’on fait par amour s’accomplit toujours par-delà le bien et le mal », c’est un grand philosophe qui a écrit ces mots. Un grand tourmenté de l’amour qui savait de quoi il parlait, Friedrich Nietzsche. Ce n’est probablement pas pour rien que le nouvel opus du chanteur coupable s’intitule « Amor Fati », proposition nietzschéenne s’il en est ! Aimer son destin. Sagesse tragique. J’affirme que c’est peut-être bien le seul moyen que nous ayons de dépasser l’absurdité de toute existence humaine, surmonter la douleur (la seule invention de l’homme, nous rappelle Ferré), vaincre la mort sous tous ses masques. Et honorer la vie, enfin, sous toutes ses formes et de toutes ses forces ! Même, et surtout, lorsque cette vie s’en va comme elle est venue, dans les cris et les larmes.
Léo Ferré "la Mort des Amants" (Charles Baudelaire)
Je passai sur ton blog pour lire ton dernier post, et je tombe sur ce texte (pour) Cantat. Tu n'en avais pas fait bruit, ça m'a surpris et je l'ai lu. Après lecture, rien ne me surprend vraiment, car je connais ton point de vue sur "l'affaire". Alors J'aime assez le parallèle sociétal que tu y Melle et que je partage quasiment. Mais, je pense que tu te trompe sur l'homme-Cantat. Tu le hisse a un niveau qu'il aimerai avoir, mais qu'il n'a pas. La poésie de l'amour et la mort, qui nous fascine sans doute, hélas, ne s'applique pas aux faits de ce crime. Cela aurait pu correspondre, si Cantat, dans un geste malheureux de colère amoureuse, avait donné…