« J’ai parcouru nos collines et nos landes
Mais je n’ai plus trouvé Brocéliande »
Ainsi finit la noble complainte qu’Alan Stivell chantait il y a un demi-siècle.
Aujourd’hui, il pourrait la chanter encore et avec encore plus d’acuité puisque cette forêt légendaire, qui échappait déjà à la quête du barde breton, n’est même plus une forêt : c’est un parc à thème, un décor balisé, organisé, dévasté par le (mauvais) goût du temps c’est-à-dire la folie commerçante, la peste du tourisme de masse, le règne sans partage de l’Economisme, pathologie planétaire sacrifiant à un dieu qui fait de chacun de nous, consentant aux désirs médiocres, abruti d’images, un consommateur et/ou un marchand. Evoquer de nos jours le développement d’un pays, d’une région, d’une commune, revient dans cette logique à signer son arrêt de mort en tant qu’entité historique vivante, porteuse d’une culture particulière avec sa langue, sa sensibilité, ses traditions étonnantes, ses interrogations sur l’avenir. Foin d’interrogations ! Mettons en valeur notre patrimoine !
Attirons les touristes, non pas le voyageur curieux, respectueux de l’autre et de ses différences dont, peut-être, il pourrait s’éprendre, s’enrichir sans rien voler, sans rien que l’on détruise pour lui. Non, il faut des cars entiers, une masse de peuple déversée par les ports (ah, les croisières !), les aéroports, les autoroutes. Ils arrivent hagards, se répandent par les rues, les chemins, les bords de mer, affamés de vieilles ruines retapées, de villages aux rues pavées, aux maisons à colombage ravalées de frais, fleuries comme d’un printemps éternel, et surtout, dûment ciblées par les médias.
Les commerçants se frottent les mains. Il faut nourrir ces gens, il faut leur fournir des toits accueillants, pour toutes les bourses dit-on, et des souvenirs, oh oui, pleins de souvenirs ! Et les animer ; car ils sont vides, ces gens, ils n’ont aucun ressort personnel, rien. On va leur donner ce qu’ils attendent : du spectacle ! C’est tout ce qu’ils veulent. Ne les surprenons pas surtout. Se promener autour de l’étang de Comper-en-Brocéliande, laisser son esprit divaguer sur les eaux limpides, à peine ridées par un souffle d’air venu d’on ne sait où, ces eaux qui ont abrité l’enfance de Lancelot auprès de la Dame du Lac, est à l’évidence très insuffisant. On s’ennuie. On ne pourra jamais raconter ça au retour au bureau, les collègues se moqueront. Non, du spectacle ! C’est ce qu’il nous faut, ce qu’il a toujours fallu. Nous sommes dressés pour ça. Il nous faut du « Star wars », il faut que les fauteuils bougent, que la 3 ou 4D nous face croire qu’on y est, du virtuel, du magique précommandé. Parce que nous, nous ne savons plus imaginer. Ici, on débusque de faussement médiévales armures, des épées, des défroques chamarrées. Voici des chevaux et des chevaliers. Des Dragons qui crachent des flammes, quel frisson ! Ce n’est plus Brocéliande et ses enchantements, sa poésie élégante, grave et spirituelle, c’est « Game of Throne », comme à la télé, comme partout.
Tout cela joue comme en enfance, où l’on entend bien nous maintenir pour mieux nous dépouiller de ce qui pourrait nous rester de conscience des choses, de dignité, de rêves non formatés, de révoltes contre le quotidien décevant, sans horizon, comme une fatalité que nos maîtres nous opposent en invoquant la réalité. La réalité, celle qui les arrange ! Or la réalité en soi n’existe pas ! La réalité est ce que nous voulons si nous le voulons. Elle n’est pas une et pour toujours la même. Le croire est accepter, toujours accepter, un monde qui n’est pas fait pour nous, qui n’est fait pour personne, sauf pour les adorateurs de la finance qui réduisent tout aux rapports marchands. Regardez-vous ! Consommateurs effrénés d’écrans, si bien que vous ne voyez plus rien qu’à travers eux, jusqu’à ce qui se trouve dans vos assiettes, en espérant épater vos semblables, tristes narcisses en quête d’approbation, en quête de ce pouce levé qui vous rassure, on vous aime… Dérisoire, pathétique et pathologique prétention à l’amour, la reconnaissance, la célébrité. Pour qui vous prenez-vous donc ? Vous voudriez vous distinguer de la masse. C’est impossible, il est trop tard, vous avez joué le jeu qu’on vous a dit de jouer. A présent, vous en êtes. Seriez-vous devenue une « star », vous n’êtes que la star de ce nombre-là. Vous ne vous distinguez nullement de cette masse qui vous admire. Et qui vous admire, non pas parce que votre art est grand, mais parce que, justement, vous n’avez aucun art. Ce que l’on adule chez vous, c’est justement votre proximité tellement familière. Les artistes, les vrais, vous ignorent et vous les haïssez. Ou bien ils sont partis depuis longtemps, très loin de vos jugements consternants de petits bourgeois incultes et malveillants.
Telle est bien la situation mondiale actuelle. Voilà où nous en sommes. Il y a eu tant de carrefours où se sont retrouvés les peuples, tant de chemins qui s’ouvraient pour nous plein d’espoirs.
D’autres voies étaient possibles, souhaitables, qui n’ont pas été parcourues. Hélas !
Peut-être après tout, est-ce ainsi que les hommes veulent vivre… Et je ne suis qu’un niais ou un idiot. Mais quoi, à l’heure où le dernier des peignes culs prétend avoir quelque chose à dire, je viens moi aussi, au titre de dernier des peignes culs, ramener ma fraise ! Aussi rouge que possible.
Dans les années soixante et soixante-dix, années où tout devenait possible, le réveil breton fut un formidable signal. Et pas uniquement pour les bretons. Un pan entier d’ignorance, de sottises, de désespoir, s’écroulait dans un grand fracas de cornemuses et de bombardes. Dans la fumée, au-dessus des gravas, la voix puissante de Glenmor et la grâce infinie du plus beau des harpistes, Alan Stivell. Une source jaillissait dans nos déserts adolescents. Elle venait de loin et courait parmi les pierres encore plus loin, emportant nos âmes enchantées vers des îles que nous reconnaissions parce qu’en rêve, nous les avions visitées. Ou était-ce elles qui nous avaient visitées ? Avec eux, rayonnait soudain, au milieu de nos grisailles, l’éclaircie d’un pays ancien, revenu de loin, vivant et plein de sève. Revendicateur de racines, de traditions millénaires étonnantes et aussi d’avenirs différents, divergents, porteurs d’énergie libératrice, d’espérance ! Une volée d’Artistes inspirés s’élevait. Avec Glenmor et Stivell, des inconnus somptueux, quelquefois douloureux, souvent espiègles, apparaissaient dans la lumière : Paol Keineg, salué par Aragon, Youen Gwernig l’Ancien, Xavier Grall, le feu ranimé projetant ses flammes audacieuses, Per Jakez Helias, son alter-ego, eau profonde et sûre, Angela Duval, Per Denez, Yann Sohier, les révoltés, etc. Et je m’en tiens aux écrivains…
Ces Artistes se gardaient bien d’occuper la place éthérée qu’on prétend réserver aux artistes dans nos sociétés. Ils se battaient avec leurs armes d’Artistes, parmi les hommes en luttes pour un avenir plus libre, plus juste et beau. Les Pouvoirs ne les épargnaient pas. Eux ne cédaient rien. Ils ne fricotaient pas avec les politiques installés dans les ministères ou les grands patrons de la finance. Lucides, ils savaient que la libération culturelle ne pourrait advenir qu’avec la libération proprement politique, la Révolution qu’ils appelaient n’avait rien de « tranquille ». Alan Stivell aujourd’hui, prenant acte de l’installation au ministère de l’écologie d’un pauvre type nommé de Rugy (qui rougira peut-être un jour de ses revirements faute d’avoir jamais rugit, les industriels peuvent continuer à polluer tranquille), lui rappelle qu’ils défilaient ensemble jadis comme pour réveiller… Quoi ? J’ai connu Stivell autrement moins naïf !
Une nouvelle société était appelée de leurs vœux. Ces Artistes parlaient à tous les hommes et à toutes les femmes libres, en des termes très clairs. Ainsi, Paol Keineg dans son éblouissant et foisonnant poème « Hommes liges des talus en transe » écrivait en 1968 ces quelques vers en parfaite symbiose avec l’ensemble du texte : « Je n’ai plus peur d’aimer / Je n’ai plus peur de serrer les poings / Je fais l’éloge de l’homme récalcitrant / Et je vous parle / Hommes pétris de pétrels, / De coopératives de production, / D’usines en autogestion, / De Bretagne socialiste à venir, / Hommes réels de fond en comble… ».
Signe des temps, lassitude, rejet d’un terme décrié, dépassé : Alan Stivell qui mit en musique superbement la presque totalité de ce poème sur son disque « Vers l’Ile », y compris le passage cité plus haut, a fait disparaître sur les réenregistrements en cd, la référence à la « Bretagne socialiste à venir ». Le même Stivell qui, en 1979, déclarait à J. Erwan et M. Legras lui demandant quelle Bretagne il souhaitait pour son fils qui venait de naître : « La Bretagne que je souhaite pour mon fils ne sera pas libre si elle reste capitaliste. Un combat de libération nationale ne peut-être que conjugué à une lutte de libération sociale. La Bretagne dont je rêve est une Bretagne véritablement communiste : une fédération de personnes, de communes libres où s’épanouira une multiplicité de pensées, de religions, de créations d’irréligions. » (cf « Racines interdites » chez JC Lattès, collection Musiques et musiciens).
Alan Stivell est un immense artiste. Sa musique est un bonheur sans pareil. J’aime sa voix émouvante ou joyeuse, la sincérité bonhomme qu’il met dans son œuvre et dans ses interventions publiques. Sa position politique peut fluctuer. La société n’a pas évolué ainsi qu’il l’aurait souhaité, les peuples ont fait d’autres choix et nous sommes là, en rade. Qui suis-je pour lui faire reproche, à lui qui m’a toujours donné le meilleur de lui-même à travers ses créations ? N’est-ce pas l’essentiel ? Il faut bien un peu d’opium pour soulager les blessés.
Alors, que reste-t-il ? La situation ne ressemble en rien à ce que nous souhaitions. La culture bretonne a été figée en folklore par les toutes puissantes Lois du Commerce qui transforment en produits l’ensemble des productions humaines, nos corps et nos âmes compris. Si bien que de Dubrovnik à Barcelone en passant par Venise et ailleurs, le rejet de ces multitudes déversées par cargaisons entières, commence de se faire entendre par les locaux. Voici donc la réponse : rien, il ne reste rien. Sinon des souvenirs et le constat : les luttes généreuses menées partout, défaites après défaites ; les formidables lumières allumées par des Artistes inspirés au-dessus de têtes soigneusement décérébrées ; les îles où nous devions accoster, disparues au fond des océans de plastique. Tout un foisonnement d’intelligence de nos années soixante-soixante dix anéanti dans le nihilisme hédoniste ambiant.
Et le bon peuple reprend en chœur « Tri martolod » avec la jolie Nolwen Leroy émue de son momentané triomphe celtique dûment homologué. Et même l’infâme Barbelivien en est tout retourné qui s’en va vite enregistrer lui aussi son air breton sur une compilation, euh, pardon, sur un disque « hommage » à la musique bretonne. Hommage !
C’était donc pour ça ?
Gilbert Provaux – 7 octobre 2018
C'était donc pour ça ? Il semblerait bien hélas. Bravo pour ce texte que je partage totalement. Si Stivell le lit un jour, j'espère qu'il le fera jusqu'au bout, sinon il risque de s'en offusquer...