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Bertolucci : Ce tango qui offense les imbéciles....



J’apprends par la Police des mœurs de nos médias vigilants, dûment représentée par les adjudants Chastain et Biolay, qu’en 1972, un odieux cinéaste a filmé avec son équipe de tournage et pendant 2h04, un des plus grands comédiens de tous les temps, alors âgé de 48 ans, en train de violer consciencieusement une mineure de 19 ans sans doute ingénument attirée sur le plateau par la perspective de participer à je ne sais quelle tendre bluette pour le Disney de fin d’année. Ce ne peut-être qu’ainsi que le piège a pu se refermer. Le cinéaste pervers a dû surprendre, par ce subterfuge, l’innocence de la jeune fille qui, selon l’admirable logique supposée de nos adjudants, si elle avait su de quoi il retournait, ne serait pas venue se vautrer par devant et par derrière, dans le stupre et la fornication qu’à sa grande honte elle a subi à l’écran devant des millions de spectateurs et de spectatrices (eh oui, il y en avait aussi).

Voilà. Voilà aujourd’hui ce que le vécu malheureux, tragique, d’une jeune comédienne qui va payer cher son rôle dans le film évoqué ici, mais pour des raisons qui ne tiennent pas au film lui-même, autorise la bêtise à propager.



Le cinéaste vient de mourir. Il s’agit de Bernardo Bertolucci, un réalisateur de premier ordre d’œuvres majeures telles que « Prima della Rivoluzionne », « Le Conformiste », « Novecento », « La Luna », « Le dernier empereur », entre autres. Et, au début des années soixante-dix, époque bénie où révolution politique allait de pair avec libération du désir et de la sexualité, associées aux problématiques de leur expression et représentation artistiques, Bertolucci réalise et sort « Le dernier tango à Paris ». C’est ce film audacieux qui, au regard de notre temps, entacherait la carrière du maestro, désormais réduite à quelques scènes qui scandalisent la bigoterie de nos censeurs.

La violence des propos tenus par ces gens, en phrases aussi courtes que leur esprit, s’ils en ont un, témoignent de leur haine viscérale du complexe, du contradictoire, disons-le, de la recherche et de l’exposition de vérités incommodes. Ce sont des religieux qui pensent en religieux au fond de leurs églises superficiellement aseptisées. L’odeur d’encaustique ne parvient cependant pas à dissimuler la sale fragrance du mensonge. Du moins se donnent-ils l’apparence. L’apparence, voilà ce qui compte aujourd’hui. Se donner bonne conscience. Pratiquer la charité, s’indigner si le bon ton du moment le veut, s’excuser abondamment, faire acte de contrition pour satisfaire le bon peuple : on fait la chose, puis on s’excuse de l’avoir faite, qu’est-ce que ça coûte ?

La démarche artistique est très éloignée de tout ça. Elle traque le vrai au cœur de l’aventure humaine, par delà les valeurs qui, quelquefois arrêtent le philosophe, ou le freinent. Elle traque le vrai par delà les préjugés, les croyances confortables, les paisibles certitudes, les espérances médiocres des existences larvaires. L’exploration par un artiste digne de ce nom des tourments du sexe liés à la mort les rebute. Eros et Thanatos, les rapports douloureux de la vie et de la mort, toutes deux féminines, toutes deux nouées dans ce qu’on appelle l’amour, le transport amoureux jusqu’à l’oubli de soi toujours haïssable, jusqu’aux limites du corps, au fond de l’impasse.



« Le dernier tango à Paris » est une admirable étude, sombre et dépouillée, d’une effrayante lucidité sur le deuil difficile, impossible. Sur la solitude, l’incommunicabilité entre les êtres, males ou femelles, qui s’étreignent dans la pénombre comme on se bat avec soi-même, pour se serrer l’un contre l’autre, pour s’agonir l’un, l’autre. Cet autre qui est à jamais insupportable autant qu’indispensable. Entre l’homme mur, dévasté par la mort de son épouse et la jeune femme trouble et troublée, libre et prisonnière tout à la fois, l’empoignade sexuelle, brutale parce que désespérée, tourne nécessairement au tragique. Plaisir morbide, humiliation partagée, deux corps volontairement anonymes dans un tombeau dont l’un ne sortira pas vivant. Marlon Brando est cet homme désespéré, révolté et révoltant. Le génie de cet acteur sublime s’exprime sans retenue.


Et lui aussi reprochera à Bertolucci de l’avoir piégé, l’amenant à livrer au public bien plus qu’il n’aurait dû donner à voir de ses névroses intimes. Film psychanalytique donc, à l’instar de nombreuses productions de l’époque où la psyché humaine était considérée dans sa complexité sans le souci très actuel de la bonne conscience et où le regard sur la folie était indissociable de l’analyse de la société « usine à névrose » dont on ne sort pas.



Maria Schneider donne la réplique à Brando. Elle est à la hauteur ! Et à quelle hauteur ! Quelle liberté dans ses attitudes, ses gestes, dans son jeu, que de nuances dans les tonalités !






Elle est magnifique, une grande comédienne courageuse et d’une générosité sans borne. Impudique, elle a joué le jeu jusqu’à, peut-être, ne plus savoir s’il s’agissait toujours d’un jeu.












De tout cela, le troupeau qui règne aujourd’hui sur le monde n’a retenu, c’est sans doute significatif, que la scène improvisée de la sodomie imposée à sa partenaire par le personnage que joue Brando, un viol donc, scène non écrite imaginée par le réalisateur qui n’avait pas prévenu son actrice avant qu’elle n’arrive pour la tourner. Scandale hurlent nos moralistes ! Or, cette scène difficile, elle l’a bel et bien tournée. Et ce n’est pas une scène de trop. Bertolucci a obtenu une intensité rare qui nous bouleverse. Nous sommes, pour le coup, en contact direct, à vif, avec la violence des pulsions humaines, notre part maudite. Et d’autant mieux à même de concevoir toute l’atrocité de cette violence destructrice appliquée à une personne, une figure humaine. Et à la condamner absolument. Mieux que tous les "meetoo-maniaques" ne pourraient le faire avec leur moraline..

Que je sois tenu de rappeler ici que tout ça n’est cependant que du cinéma ; que Brando n’a pas violé Maria Schneider, que l’acte est simulé, témoigne de l’état lamentable dans lequel ont sombré corps et biens nos mentalités. Quant aux rapports entre les deux comédiens sur le tournage, écoutons Fernand Moskowicz, premier assistant de Bertolucci : « Brando et Maria entretenaient des rapports excellents. Il aidait Maria dans les scènes qu’elle trouvait difficiles ».


Certes, ce n’était pas un tournage anodin. Brando n’en est pas sorti indemne et Maria Schneider a dit bien plus tard son amertume. Mais ce qui a certainement fait beaucoup de mal à la comédienne, c’est l’attitude des « gens du métier » qui ont saccagé sa carrière en ne lui proposant par la suite que des rôles déshabillés dans des productions de bas étage au mépris de son talent. Maudit soient ces gens !

Si Bertolucci a fait une bêtise, ce fut de s’excuser, alors que Maria Schneider venait de mourir après une vie brisée, en revenant sur cet épisode douloureux de sa filmographie. Il n’avait pas à s’excuser. Son œuvre parlait pour lui et cela suffisait. S’excuser était indécent.



Faut-il redire encore qu’on ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments ? Et, plus globalement, que l’Art et les Artistes sont toujours là pour nous inquiéter, nous empêcher de dormir, nous placer malgré nous devant un miroir féroce dans lequel nous répugnons souvent à nous regarder ? En finirons-nous jamais avec le jugement moral ? Avec la police de l’esprit ? Avec les notions éculées et mensongères du bien et du mal ? Une vraie morale se moque de la morale a écrit Blaise Pascal.

Le XXIème siècle est une grosse déception. Les populations sont malheureuses, inquiètes, dépourvues d’espoir. Les religions sévissent encore sur le marasme. Et triomphent l’économisme et le scientisme comme une mauvaise redite du XIXème siècle. Paillettes, flonflons, mascarades déversés par les médias, abrutissement de masse, consommation de masse, tourisme de masse, nous rendent malades et il n’y a rien d’autre.

En 2011, Jean Clair a publié un livre court et décisif. Un de ces textes lucides dont le propos se confirme chaque jour qui passe. Cela s’intitule « L’hiver de la culture ». Nous sommes entrés dans l’hiver de la culture. Un hiver rigoureux destiné à durer. A tel point que je dirai même, toute déférence gardée, plutôt une ère glaciaire. Et en la matière, l’hypothèse d’un réchauffement climatique demeure une vue de l’esprit, ou le songe d’un poète.




Gilbert Provaux - Novembre 2018

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